« Le monstre chassé il y a vingt-cinq ans serait-il donc de retour en Europe ? »
Le communisme s’effondrait… en Europe seulement, car il faut bien rappeler, lors d’un tel jour, que, pour résiduel qu’il soit, le communisme tient toujours ses crocs plantés à deux endroits du monde : à Cuba et en Corée du Nord.
Souvenons-nous de ces journées de novembre 1989, quand la joie enflammait notre cœur et l’émotion le serrait. Que d’espoirs s’ouvraient ! Nous nous embrassions, incrédules d’abord, en voyant les peuples d’Europe mettre à bas les statues de Lénine, piétiner les drapeaux rouges de l’opprobre. Nous avions bien raison : peu importe ce qui par la suite est arrivé dans le monde. Il fallait en finir avec une telle horreur (personne n’a d’ailleurs fini avec elle : elle s’est effondrée d’elle-même). Il fallait que disparaisse le système qui a engendré plus de faim, plus de désolation, plus de millions de morts depuis que l’homme est homme.
Il les a engendrés, qui pis est, au nom d’idées telles que la liberté, la justice, l’égalité… – « la générosité », disait récemment quelqu’un en Espagne. Le mensonge a pris, les gens l’ont gobé. Peu importe que le communisme au sens strict ne fasse plus illusion. Il suffit de lui changer le nom… comme il a été changé en Espagne par les gens du parti d’ultragauche Podemos (Nous Pouvons), la force montante qui, surgie du néant lors des dernières élections « européennes », est déjà en tête des sondages, où il devance aussi bien le Partido Popular que les socialistes.
Le monstre chassé il y a vingt-cinq ans serait-il donc de retour en Europe ? Non, et pour deux raisons. Tout d’abord, parce que seules l’Espagne et la Grèce, deux pays touchés de plein fouet par la Crise et par une corruption effrénée, se trouvent vraiment concernées par un tel phénomène. Mais il y a une raison encore plus essentielle.
Le communisme était avant tout un Projet. Aussi immonde fût-il, c’était bien le monde qui en était l’enjeu. Or, plus personne n’a aujourd’hui un Projet, une vision du monde à proposer. Nulle part. Il n’y a aucun Projet dans les pragmatismes utilitaires d’un libéralo-capitalisme qui navigue désormais à vue. Quant à elle, la vision communiste du monde a volé en autant d’éclats que les statues de Lénine tombées à terre. On essaye de recoller certains de ses morceaux, de les raccommoder au goût du jour, à la place de l’ancien Projet. Mais celui-ci a disparu en tant que tel. Ce qui sous-tend l’action des nouveaux gauchistes (qu’ils soient les Espagnols de Podemos ou les Grecs de Syriza), ce n’est ni « le sens marxiste-léniniste de l’Histoire » ni la Cosmovision fondée sur l’extermination des classes sociales, bâtie sur la dictature du prolétariat (on ne souffle plus mot de celui-là), basée sur l’anéantissement de tout marché et de toute propriété, forgée sur les enseignements de la doctrine marxiste-léniniste ou de la pensée du président Mao Zedong. Les camarades aussi sont devenus pragmatiques. Au lieu de promettre le ciel qui devenait un enfer, ils n’ont désormais qu’une visée : améliorer, disent-ils, le cheminement sur terre des hommes (« et des femmes »).
Ils prétendent l’améliorer avec des mesures dont certaines – il faut le reconnaître – sont aussi positives que nécessaires (la nationalisation de la banque, par exemple). D’autres, par contre… Oui, il est nécessaire de combattre les forfaitures d’un Système économique (et social, et culturel, et spirituel) qui nous étouffe dans l’âme – et dans le corps. Il faut le combattre… mais il ne faut pas être naïfs. Quelle renaissance économique, culturelle, spirituelle peut-on attendre de la part de ceux chez qui on sent encore les relents de ce qu’ils ont perdu il y a vingt-cinq ans ?
Comment pourrait-on faire confiance à des gens qui, un jour pareil, vont se taire comme des morts?
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Revenons à un tel jour. L’autre Système – celui qui, une fois le communisme effondré, a tout englouti, tout « globalisé » – obéit à une hypocrisie semblable à celle de son ennemi… et ancien allié. Le capitalisme aussi ravage le monde – il détruit rien de moins que le sens même des choses – au nom de principes tels que la liberté et la démocratie, la productivité et le bien-être… Mais il a un avantage au moins : si vous ne vous soumettez pas, personne ne vous enfermera dans un camp de concentration. Si vous devenez un dissident, on pourra même vous laisser publier un journal… comme celui-ci, par exemple. La ruse est d’une subtilité extrême. Sans risquer grand-chose, le Système parvient ainsi à renforcer son Grand Alibi : celui consistant à entonner la rengaine de « Liberté ! Liberté ! » grâce à laquelle, tout en bafouant la pensée au nom de la bienpensance, il essaye de cacher ses parties honteuses.
Devenir un alibi : voilà aussi le destin dernier du communisme, cette sorte d’épouvantail que le libéralo-capitalisme agite afin d’effrayer les gens et mieux tenir le coup. « Au secours, voilà le loup ! », s’écrie-t-il, en faisant semblant d’être épouvanté, lorsqu’il n’a plus rien à proposer ni à quoi s’accrocher.
C’est curieux, mais ces gens-là ont vraiment la manie (non : l’habileté) de faire de leurs ennemis un alibi. Avec Hitler, c’est pareil. « Au secours, voilà le grand méchant loup ! », s’écrient-ils tout en pratiquant la reductio ad Hitlerum. L’astuce est grossière mais d’une grande efficacité : puisque les nazis en avaient plein la bouche de choses telles que la communauté populaire, le destin de la patrie, l’enracinement de la nation dans son passé, il suffit que quelqu’un – par exemple, l’écrivain d’origine juive Eric Zemmour – développe des idées telles que l’identité de la France, la puissance de son passé et le risque de son actuel suicide, pour que sa réputation soit faite.
Revenons-en au communisme. Il faut le reconnaître : notre joie d’il y a vingt-cinq ans s’est à présent ternie. Ce qui reste valable, c’est notre jubilation devant la fin du cauchemar souffert par les pays qui en ont été si durement frappés. Mais leur libération a entraîné une conséquence qui, elle, est néfaste : des deux Systèmes qui se faisaient face sur la planète, un seul est resté debout. Et plus rien ne le limite.
Or, il ne faudrait pas oublier une autre conséquence découlant de ce qui s’est passé il y a un quart de siècle. Celle-ci est, par contre, on ne peut plus encourageante. Elle nous apporte une preuve irréfutable : contrairement à ce qui était affirmé par les Hegel, les Marx et tous ceux qui prétendaient nous enfermer dans la grande cage de l’Histoire, il faut bien reconnaître que rien ne commande, ne dirige, ne détermine l’Histoire. Ce qui, prenant corps au mois de novembre 1989, fut irruption avec la force d’un torrent, c’est l’expression même de « l’imprévu dans l’Histoire », comme des années plus tard Dominique Venner qualifiera le phénomène.
Hommes de la désespérance, hommes blessés par la déchéance de notre monde : lorsque la détresse vous frappe, lorsque le désarroi vous étreint, lorsque vous croyez que rien ne pourra jamais nous sauver, rappelez-vous ceci : au début de l’été 1989 personne dans le monde – ni les tyrans ni leurs sujets – n’aurait pu imaginer un seul instant qu’à l’automne de la même année, s’écroulant soudain, le colosse allait s’effondrer comme un château de cartes.
Javier Portella
10/11/2014