Par Eric Delcroix, juriste, essayiste et écrivain, auteur de Droit, conscience et sentiments ♦ La guerre russo-ukrainienne, c’est le point Godwin à tout va : la lutte entre le « nouvel Hitler » (Poutine) et les « nazis ukrainiens » d’Azov , héritiers de Stepan Bandera. Une guerre des propagandes aussi ridicule que peu explicative. Pour Eric Delcroix, c’est le souvenir du stalinisme et des morts de la grande famine (Holodomor) qui explique la résistance ukrainienne. Tout comme les possibles crimes de guerre de l’armée russe, héritière des traditions de violences soviétiques de la seconde guerre mondiale. Un point de vue à (double) contre-courant à prendre en compte dans une analyse plurielle des événements, en gardant en tête qu’il reste difficile d’acquérir une connaissance objective de la situation sur le terrain.
Polémia
La Russie de Vladimir Poutine n’a cessé de faire l’objet de provocations, malveillances et humiliations de la part des États-Unis et de leurs vassaux de l’OTAN. Récemment, l’Allemagne, le premier et le plus fidèle de ces vassaux, a cru pouvoir s’offrir une audace sans conséquence morale, savoir établir avec la Russie le fameux gazoduc Northstream II. Se serait-il passé en coulisse à point nommé quelque chose que le public ignore, à l’heure où ce gazoduc allait être mis en service ?
Quoi qu’il en soit, l’armée russe est entrée en Ukraine le 24 février, dressant contre cette agression la population ukrainienne, apparemment composante russophone incluse. Ne réussit pas l’Anschluss qui veut, réalité qui peut échapper à un ancien agent du KGB…
L’hystérie « antinazie » partagée
Avec une déraison très assumée, l’homme qui a fait du 9 mai, commémoration de la capitulation du III° Reich, la fête nationale russe cultive ainsi une mythologie communiste, celle de l’antifascisme moral. Cette mystique, redoutablement efficace, a été créée par le VII° congrès du Komintern (1935) à l’initiative de Staline et répandue par ce génie de la propagande que fut Willi Muezenberg (1989-1940). D’où les « fronts populaires » qu’a connus l’Europe ça et là (en France encore de nos jours avec l’immarcescible le « Front républicain »).
Le succès de ce proto wokisme soviétique fut à long terme fatal à l’URSS, les marxistes eux-mêmes étant passés au fil du temps du matérialisme historique au moralisme idéaliste…
Or que constate-t-on dans le discours de Poutine ? L’omniprésence de la justification suprême, savoir la lutte contre les « nazis » ou « néonazis ». Et, non seulement cette incongruité burlesque ne fait pas rire, mais la rhétorique est reprise par le président ukrainien pour qui ce sont les Russes qui sont des « fascistes » ! Évidemment il n’y a, de part et d’autre ni hitlériens ni fascistes. Et si les nationalistes ukrainiens célèbrent Stepan Bandera (1909-1959), qui lutta un temps contre les communistes au côté de la Wehrmacht, cela n’en fait pas des « nazis ».
De part et d’autre, l’anti-soviétisme ne fait pas recette dans l’élite, alors même que la terre d’Ukraine est remplie des charniers soviétiques et que l’Holodomor (famine provoquée par Staline en 1935) et illustré par le film l’Ombre de Staline[i], avec des millions de morts, paraît très présent dans la mémoire populaire sous-jacente. Itou pour le Goulag…
En l’absence de catharsis, le mensonge perdure
Nombre de chroniqueurs regrettent l’absence de « Nuremberg du communisme », naïveté de ceux qui croient que la justice peut faire bon ménage avec la politique et l’Histoire.
En revanche, il serait temps que toutes les archives soviétiques puissent être ouvertes aux chercheurs. Mais ce n’est pas la voie choisie par Poutine qui, peu avant l’agression contre l’Ukraine a dissout l’association Mémorial, dont c’était l’un des objets. Les anciens soviétiques n’ont pas fait leur catharsis…
Évidemment, il ne serait plus possible de maintenir la fête du 9 mai, si les Russes se voyaient rappeler que leurs ancêtres tombés par dizaines de millions étaient largement mus par la Terreur[ii]. Les vagues d’assauts, mal commandées, étant suivies de troupes dont le rôle était d’abattre les récalcitrants. Le NKVD avait droit de vie ou de mort sur tout militaire quel qu’en fut le grade. Combien des membres du « Régiment des immortel », cher au président russe, ont-ils été tués par les agents staliniens ?
L’Ukraine de Zelensky ne sort pas de ce jeu. Les autorités de Kiev ne rappellent même pas le passé soviétique : saisissant ! Si l’armée russe se comporte si mal, c’est qu’elle est l’héritière de l’Armée soviétique. Tout le reste n’est que propagande.
En conclusion
Cette lutte où chacun voit en l’autre un suppôt de Hitler a quelque chose de grotesque qui devrait modérer l’enthousiasme des tiers observateurs que nous sommes.
Cela étant, il n’est pas possible, à part soi, de ne pas réprouver l’attitude de la Russie en Ukraine et de ne pas avoir de la sympathie pour une population en butte à une soldatesque incorrigiblement néo-soviétique.
Il n’est pas possible non plus de ne pas admirer l’héroïsme des défenseurs de Marioupol, face à une armée sans merci, car historiquement étrangère au sens de l’honneur militaire.
Hitler est mort, pas Staline dont l’ombre plane toujours sur la Russie et l’Ukraine.
Eric Delcroix
12/05/2022
[i] Film d’Agnieszka Holland, 2019.
[ii] Voyez, la Guerre d’extermination de Staline, par Joachim Hoffman, Editions Akribeia, 2012.