Souhaitant aller plus loin que la seule censure des vidéos antisémites ou négationnistes, la ministre de la Culture Aurélie Filippetti rebondit sur l’affaire Dieudonné pour demander que les hébergeurs suppriment toutes « vidéos intolérables » qui constituent des « attaques contre la dignité humaine ». Ou comment mettre le doigt dans un engrenage incontrôlable.
La ministre de la Culture Aurélie Filippetti était invitée dimanche sur BFMTV, pour une grande interview où il a bien sûr été question de la censure du dernier spectacle de Dieudonné, Le Mur. Une décision qu’elle a qualifiée de « grande avancée pour la République » et de « victoire collective de l’état de droit », ce qui est largement contestable comme le montre cette excellente analyse du professeur Serge Sur, de l’Université Panthéon-Assas.
Mme Filippetti a dénoncé la promotion d’une « idéologie abjecte, le négationnisme, qui n’a pas de droit de cité dans notre pays » « Cet encadrement de la liberté d’expression, celui de la négation de crimes contre l’humanité, de génocides, a été réaffirmé par le Conseil d’État », s’est-elle réjouie — précisons ici par souci d’objectivité qu’à notre connaissance Dieudonné n’a absolument jamais nié l’existence de la Shoah, mais a dénoncé avec de multiples provocations ce qu’il considère être une sur-exploitation politique de la Shoah par un « lobby sioniste ». S’il a souvent flirté avec l’antisémitisme, voire l’a même parfois embrassé dans des déclarations récentes, l’humoriste n’a en revanche jamais nié que les Juifs aient subi un génocide par les nazis. Quand il a traité la Shoah avec humour, c’était en réaction au fait que le premier film français sur la traite négrière ayant pu être financé était une comédie.
« La liberté d’expression je la défends, je la promeus », a assuré la ministre de la Culture, précisant qu’elle défendait « la liberté de création artistique ». « Mais là, Dieudonné n’est plus un artiste. Ce n’est ni un artiste, ni un martyr. Il a franchi toutes les limites de ce qui est acceptable dans une société démocratique comme la France, qui a vécu pendant la dernière mondiale des événements tragiques et dramatiques ».
Interrogée pour savoir s’il ne fallait pas Aurélie Filippetti a rappelé que «sur Internet, il y a un droit issu de la Loi pour la Confiance dans l’Economie Numérique, qui est la responsabilité des hébergeurs ».
Censurer les « images intolérables » au nom de la dignité humaine
« Les hébergeurs ne sont pas tous français, mais il est possible d’avoir une action vis à vis de ces hébergeurs pour leur demander de retirer des extraits, des passages qui peuvent être antisémites ou négationnistes », a-t-elle précisé.
« Il faut évidemment avancer avec prudence en ce qui concerne Internet. Il ne s’agit pas de faire intrusion dans ce formidable espace d’échanges et de liberté qu’est Internet, mais il faut prendre les dispositifs qui sont particuliers au net, et notamment à travers les hébergeurs, pour que cela ne puisse pas se répandre quand il y a des attaques contre la dignité de la personne humaine ».
La ministre de la Culture reprend là à dessein les mots de la circulaire de Manuel Valls contre le spectacle de Dieudonné, tels qu’ils ont été repris par le Conseil d’État. Pour elle, ce ne sont plus seulement les vidéos antisémites ou négationnistes qui doivent être retirées, mais bien toutes vidéos portant atteinte à la dignité humaine.
« On ne peut pas considérer qu’Internet est un espace où on peut voir tout et n’importe quoi, qu’il s’agisse de propos négationnistes ou d’images intolérables », a-t-elle ainsi poursuivi, en donnant un exemple. « Il y a eu des images tout à fait intolérables qui ont circulé sur Internet il y a quelques mois, de l’assassinat d’une femme, ces images ont fini par être retirées ». Il s’agit de la vidéo d’une femme décapitée par un gang mexicain, que Facebook avait fini par supprimer, mais qu’il a de nouveau accepté en octobre dernier en précisant qu’il acceptait les vidéos insoutenables s’il s’agissait de les dénoncer.
Tout le problème de la position du gouvernement et du Conseil d’État est de savoir jusqu’où doit s’étendre la dignité humaine. Par exemple, la pornographie dans son ensemble porte-t-elle atteinte à la dignité humaine ? Ou uniquement certaines pratiques pornographiques, et dans ce cas, lesquelles ? La décision du Conseil d’État s’étant fondée sur une jurisprudence bannissant la pratique du « lancer de nains », faut-il bloquer les vidéos de lancers de nains ? Faut-il également bloquer les vidéos des prisonniers de Guantanamo, au nom de la dignité humaine ?
Certains se sentiront fondés également à supprimer les vidéos qui promeuvent l’IVG ou le mariage homosexuel, au nom de la dignité humaine.
Et pourquoi se limiter aux humains alors que la loi reconnaît aussi un droit à la dignité animale ? Faut-il interdire les vidéos d’égorgement de moutons ? Ou celles qui montrent les poulets entassés dans des entrepôts ? Après tout, il est indigne des hommes de faire subir de tels traitements aux animaux. C’est d’ailleurs cette dignité par reflet qui fait dire à certains qu’il faudra un jour donner des droits aux robots.
« Le combat est long, il est compliqué, mais il doit avoir lieu », assure Aurélie Filippetti.
Guillaume Champeau
Source : Numerama
13/01/2014