Brillant contributeur du site de Polémia et orateur régulier lors des Forum de la Dissidence, Michel Geoffroy a récemment publié La nouvelle guerre des mondes aux éditions Via Romana. Après son remarqué La Super-classe mondiale contre les peuples, Michel Geoffroy continue de contribuer au débat d’idées pour rendre leur grandeur à la France et à la civilisation européenne. Cet ouvrage a évidemment attiré l’attention de nombreux commentateurs et Polémia publiera plusieurs notes de lectures dans les semaines à venir. Voici la critique de Frédéric Eparvier.
Polémia.
Une réponse civilisationnelle à une problématique géopolitique ?
Michel Geoffroy, énarque et ancien haut fonctionnaire, nous invite avec son troisième livre : La nouvelle Guerre des Mondes à éclaircir ce que Antonio Gramsci aurait appelé le clair-obscur de l’entre-deux monde [1]. Ses réponses appellent en tout cas à un redressement de l’Europe-civilisation sans quoi nous auront le choix entre la vassalisation à l’ordre américain, ou la soumission aux nouveaux monstres.
Ainsi il annonce dans une variation du Choc des Civilisations[2] et du Piège de Thucydide [3] une quatrième Guerre Mondiale, qui pourrait ne pas être qu’économique. Sa thèse est qu’un monde polycentrique doit remplacer le monde unipolaire américain issu de la seconde guerre mondiale ainsi que de l’effondrement du bloc soviétique, et que celui-ci comporte « une propension intrinsèque à la conflictualité [4]», d’autant que les États-Unis vont tout faire pour éviter de passer du monde unipolaire qu’ils dominent à ce monde polycentrique où ils seraient en concurrence avec d’autres puissances. « La quatrième guerre mondiale résulte avant tout de la tentative des États-Unis d’empêcher l’émergence d’un monde polycentrique qui signifie la fin de leur prétention à la domination universelle. [5]»
Très vite, l’auteur tord le cou au vilain canard du concept actuel de civilisation occidentale. « Car ce que l’on nomme aujourd’hui l’Occident correspond à un espace dominé et formaté par les États-Unis, et n’a plus qu’un rapport lointain avec la civilisation qui l’a vu naître, la civilisation européenne [6]», qui est entrée en dormition suite aux deux guerres mondiales qui furent avant tout, on ne cessera jamais assez de le répéter, le grand suicide européen. Poursuivant son analyse, Michel Geoffroy, souligne que la tentation messianique des États-Unis, qui favorise avant tout leur économie, s’est libérée avec la chute du mur de Berlin. Mais cette logique de puissance butte aujourd’hui sur la montée en puissance de nouveaux arrivants.
Michel Geoffroy passe alors en revue les autres blocs civilisationnels[7] susceptibles de monter en puissance dans les années à venir, s’inspirant tout à la fois de Spengler (Babylone, Mexique, Égypte, Antiquité gréco-romaine, Chine, Inde, Russie et Occident), et de Samuel Huntington (Occidental : Europe et Amérique du Nord, Chine, Japon, Inde, Musulman, Amérique latine, Afrique).
Selon lui le Japon s’éclipse progressivement derrière la Chine qui est en train de devenir le vrai rival des États-Unis à tous points de vue (y compris militaire), même si « A la différence du consensus de Washington qui prétend exporter le libre-échange, les droits de l’homme, le féminisme et la démocratie à l’américaine, le consensus de Pékin repose sur le principe de non-ingérence et sur la priorité donnée au développement économique sur l’organisation politique.[8] »
La Russie, s’appuyant sur ses ressources naturelles inépuisables, se relève doucement de l’effondrement post soviétique, tandis que l’Inde a tout pour devenir la nouvelle Chine du XXI ème siècle si elle sait compenser son manque de ressources naturelles et réduire la toute-puissance paralysante de son administration[9]. En passant il cite deux puissances régionales à fort potentiel : la Turquie et l’Iran, écartant globalement le Moyen-Orient que n’unifie que l’Islam, pour finir par une note de désespoir sur l’Afrique qui restera un pôle de ressources naturelles pour les autres puissances prédatrices du Monde, et reste essentiellement confronté à sa propre bombe démographique[10].
Si ce monde polycentrique, est en soit moins stable que le monde unipolaire, Michel Geoffroy souligne que le vrai risque viendra du fait que les États-Unis, actuelle puissance hégémonique, refusera le challenge chinois, et vont donc tout faire pour le circonscrire : « Les États-Unis et l’OTAN se comportent en effet comme s’ils voulaient isoler d’abord stratégiquement la Russie après avoir neutralisé l’Europe, avant de s’en prendre ensuite à la Chine [11]». Les tensions ou conflits locaux (Iraq, Syrie, Afghanistan, Venezuela, Mer de Chine du Sud…) dans lesquels sont impliqués les États-Unis et parfois la Chine ne sont que les prémices de cette montée des tensions qui culminera dans une guerre pour les ressources naturelles et principalement énergétiques, qui pourrait dégénérer en une guerre chaude que les États-Unis, selon Michel Geoffroy, ne peuvent plus gagner.
Quant à l’Europe, vassale des États-Unis, elle n’est rien dans le monde unipolaire américain ; et ayant refusée la logique de puissance, elle perd chaque jour du terrain face aux autres blocs civilisationnels du monde multipolaire qui vient. Ainsi reprenant la définition classique de la puissance, Michel Geoffroy démontre que l’Europe perd une à une toutes les batailles de sa survie : démographique, éducative et scientifique, militaire, économique et technologique, et enfin morale.
« La nouvelle guerre des mondes », par Michel Geoffroy : plaidoyer pour une Europe unie
En conclusion, Michel Geoffroy appelle à une révolution copernicienne des Nations européennes, visant à re-devenir un bloc-puissance, libérée de la mainmise américaine, et de l’idéologie libérale et mondialiste de ses dirigeants. « Pour espérer compter dans un monde polycentrique, il faut au contraire que l’Europe s’affirme à son tour comme un pôle de puissance et défende sa civilisation, donc qu’elle tourne le dos aussi aux prétendues valeurs de dé-civilisation occidentales [12]». En clair, qu’elle retrouve le sens de sa destinée, qu’elle redevienne créatrice, car « l’Europe est stérile dans tous les sens du terme, à l’instar de ses dirigeants, de plus en plus nombreux à n’avoir pas fondé de famille ou à n’avoir pas d’enfants[13] ».
Nuances
Il me semble pourtant qu’il faut quand même nuancer un peu certaines hypothèses de Michel Geoffroy :
- Premièrement, le déclin américain reste doublement relatif. Littéralement relatif, car la puissance américaine (économique, scientifique, technologique, militaire…) continue à augmenter. Certes à un rythme parfois moindre que son principal concurrent chinois, mais continue à augmenter quand même. Subjectivement relatif, car cela fait longtemps que l’on prévoit (que l’on souhaite ?) le déclin de l’Empire Américain, qui pourtant n’arrive pas. Ainsi, en 1986, l’historien anglais Paul Kennedy avait prédit sur la base d’une analyse politico économique un peu simplette, (que j’avais résumé en son temps en P = p [14]), la chute des États-Unis à l’instar de ce qui était arrivé aux autres grandes nations : Espagne, France, Angleterre lors des cinq siècles précédents. Cette analyse avait surtout dû son succès au fait qu’elle permettait aux Démocrates américains de critiquer les budgets militaires de Ronald Reagan. Résultats des courses : c’est l’Union Soviétique qui s’était effondrée quatre années plus tard pour n’avoir pas pu suivre le rythme de la course aux armements imposé par le Pentagone. En revanche, Michel Geoffroy parle peu, trop peu, de la désintégration sociologique et politique de la société américaine, qui est son vrai risque.
- Deuxièmement, Michel Geoffroy voit dans le développement économique des grandes régions du Monde l’émergence d’un polycentrisme politique, et d’une montée en puissance de l’Eurasie. En fait si on assiste bien au décollage de l’Asie, on assiste surtout à la montée en puissance de la Chine. Et pas seulement à sa montée en puissance économique souhaitée et encouragée dès les années 1980 par les États-Unis qui pensaient que cela entrainerait son alignement sur les valeurs occidentales, mais bien sa montée en puissance globale. Ce qui est surprenant est que la Chine ait décidé de relever le gant alors que sa capacité à contrer les USA n’est pas encore totalement établie, notamment militairement ; domaine dans lequel les États-Unis gardent une supériorité écrasante sur le reste du Monde, et pour longtemps. En clair, l’assertion de Michel Geoffroy selon laquelle les États-Unis ne peuvent plus gagner une guerre chaude contre la Chine, me semble bien rapide.
- Troisièmement il me semble aussi que Michel Geoffroy survalorise le rétablissement de la Russie. Certes, nul ne peut nier l’extraordinaire redressement qui a eu lieu pendant les années Poutine, mais la Russie reste confrontée à des problèmes structurels profonds : une démographie fragile, une économie insuffisamment diversifiée, et une corruption généralisée.
En revanche, son analyse sur l’Europe détonnera dans nos milieux souvent séduit par un souverainisme militant, archaïque et funeste incarné par messieurs Asselineau et Philippot… En effet, Michel Geoffroy a totalement raison de rappeler que seule l’Europe-civilisation, de par sa dimension géographique et économique, sa population « Pourquoi 512 millions d’Européens […] devraient compter sur 327 millions d’américains pour les protéger contre 147 millions de Russes ou 100 millions d’habitants du Maghreb[15] » et tous ses autres atouts, au premier rang desquels se trouvent notre culture multiséculaire, peut garantir notre survie, et notre capacité à jouer un rôle dans le monde de demain (qu’il continue à être unipolaire ou devienne polycentrique). Et là, je rejoins totalement Michel Geoffroy.
Frédéric Eparvier
15/08/2020
[1] Cahier de prison : « Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres ».
[2] Livre de Samuel Huntigton écrit en 1996, faisant pièce aux théories de « Fin du Monde » de Francis Fukuyama et de « Nouvel Ordre Mondial » des « néocons » américains. Repris par des géopolitologues tel qu’Aymeric Chauprade.
[3] Allison, Graham. Vers la Guerre. Odile Jacob. 2019 (2017 aux Etats-Unis).
[4] P. 85
[5] P. 15
[6] P. 11
[7] Qu’il définit comme des « Espaces de puissance […] démographique, culturel, scientifique économique et militaire. » (p. 27).
[8] P. 33
[9] Avec un sens consommé de la litote, Michel Geoffroy écrit « bureaucratie peu performante » en page 39 alors que l’administration indienne est pléthorique, immobiliste et corrompue.
[10] À moins que ce ne soit l’Europe qui finisse par y être confronté
[11] P. 93
[12] P. 190
[13] P. 192
[14] Puissance égale productivité.
[15] P. 256
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