« Mon idéal littéraire ? La littérature comme sacerdoce. L’écriture comme théurgie, comme exaltation de la beauté du monde visible et invisible »
Quolibets, le dernier livre de Christopher Gérard est un journal de lectures : l’hommage d’un écrivain à soixante-huit confrères dont, parmi les contemporains, Bardolle, de Benoist, Camus, Juvin, Millet, Raspail et Venner. L’auteur nous explique ainsi sa démarche : « En passant mes notes de lecture au tamis de l’esprit critique, en pratiquant ce retrait ironique qui condamne à une certaine solitude, j’espère être parvenu à isoler les virus dont je veux protéger ce que j’aime par-dessus tout : l’antique civilisation de l’Europe, ses types humains inégalés, ses inoubliables créations, son héritage plurimillénaire. Et à proposer des contrepoisons, en exaltant quelques attachantes figures d’insoumis, semblables aux hoplites de Marathon ». Nous publions ci-dessous des extraits de l’exorde de l’ouvrage, occasion pour l’auteur de revisiter la trifonctionnalité indo-européenne.
Polémia
Quod libet, en latin, signifie « ce qui plaît » : c’est à l’évidence le sens, ancien, que je donne à ce titre, car mes quodlibets n’ont rien de railleur ni, je l’espère, de trivial. Je me suis simplement promené dans ma bibliothèque et j’ai puisé dans mes archives pour en extraire cette macédoine que je propose à l’appétit du lecteur. Les esprits bornés se plaindront du « mélange des genres », celui-là même qui affole les éditeurs obsédés par le lectorat d’un livre et son marché captif. Pour moi, qui me moque de ces fariboles, je crois en ce que Guy Dupré appelle « la confusion concertée, symphonique et raisonnante des genres considérés longtemps comme autonomes et antinomiques », la seule à même de régénérer une littérature exténuée et domestiquée.
L’un des leitmotive de ce catalogue est le puissant sentiment d’exil illustré par nombre de mes maîtres, tel Cioran : moi aussi, depuis toujours, je me sens exilé chez mes contemporains. En passant mes notes de lecture au tamis de l’esprit critique, en pratiquant ce retrait ironique qui condamne à une certaine solitude, j’espère être parvenu à isoler les virus dont je veux protéger ce que j’aime par-dessus tout : l’antique civilisation de l’Europe, ses types humains inégalés, ses inoubliables créations, son héritage plurimillénaire. Et à proposer des contrepoisons, en exaltant quelques attachantes figures d’insoumis, semblables aux hoplites de Marathon.
Mon idéal littéraire ? La littérature comme sacerdoce. L’écriture comme théurgie, comme exaltation de la beauté du monde visible et invisible. L’écriture doit consister à chanter les fiançailles et les noces plutôt que le divorce, l’Amour qui tout étreint plutôt que la Discorde aux noires prunelles : l’art comme digue dressée face au déclin, aux forces de la déréliction et de la mort. Si la littérature n’est pas une forme de dévoilement, si elle ne nous protège pas, comme le dit Kundera dans L’Art du roman, contre « l’oubli de l’être », elle n’est que profane, c’est-à-dire insignifiante.
La fonction de l’artiste est de se mettre à l’écoute des Puissances pour une plus grande connaissance de soi, des Dieux et du monde. Quant à l’œuvre, elle a pour finalité de réintégrer en disant le vrai, qui est toujours beau. La fonction de l’artiste est bien d’ordre sacerdotal : tout poète ne peut être que théurge. Sa mission est de modeler une pâte que les insensés, oublieux de sa nature divine, jugent informe. Caspar David Friedrich disait que le vrai peintre ne peint que ce qu’il voit en lui : le visible et l’invisible, unis et dévoilés tous ensemble.
Fidèle aux archétypes trifonctionnels qui constituent le fondement de notre tradition indo-européenne, Platon distingue dans l’âme humaine trois parts : la part amie du gain et du profit ; la part amie de la victoire et de l’honneur ; la part amie du savoir et de la sagesse. Selon que c’est l’une ou l’autre part qui prédomine dans l’individu, on parlera de trois types d’hommes : le philosophe, l’ambitieux, l’intéressé. Euripide, dans Les Suppliantes, reconnaît trois types d’ambition juvénile : les uns se plaisent à la guerre, d’autres veulent la puissance, les autres le gain. Aristote, dans L’Éthique à Nicomaque, discerne la foule qui place le bien dans le plaisir, l’élite active dans l’honneur, et les meilleurs dans l’idéal philosophique.
La première fonction peut s’incarner dans la caste des clercs, hommes de formulation et possesseurs de la vérité. Leurs qualités idéales sont la sagesse et le savoir. Leur plus grand bonheur réside dans la connaissance de soi. Quant au but de leur existence, il est de réaliser leurs devoirs. Ces archétypes, encore bien vivaces sous l’Ancien régime et même au-delà, n’ont pas disparu : ils sont seulement occultés par l’idéologie matérialiste et égalitaire qui fonde l’actuel système techno-marchand. Hostile à toute quête du divin et allergique à toute verticalité, l’inconscient collectif moderne se trouve ainsi modelé par une caste marchande propulsée au sommet et qui, par un phénomène d’inversion des valeurs, domine sans partage.
Il était fatal qu’à la dictature d’une fonction correspondît la littérature exaltant ses idéaux. De façon tout à fait cohérente, les dominants de l’actuelle fin de cycle prônent les valeurs de leur caste[1]. Valeurs qui ont leur place dans l’ordre cosmique, mais qui aujourd’hui sont les seules à avoir droit de cité.
Mon drame est d’être, peu ou prou, un écrivain de première fonction dans une époque où prédomine la troisième, et de partager avec une minorité aujourd’hui diabolisée la vision magico-religieuse de l’écriture. Je me suis permis ce court exposé pour tenter de cerner les racines du malaise qui frappe les réfractaires, ceux que révulse l’actuelle scolastique littéraire : peur panique de toute transcendance, réduction totalitaire du supérieur à l’inférieur, relâchement stylistique et préjugés naturalistes, travail de sape mené contre la langue française, oubli des racines gréco-latines comme de tout l’héritage de nos ancêtres, dilection perverse pour la laideur, manie de l’abstraction débilitante… Tout se tient, car le marché n’a besoin ni de poètes ni de critiques. Il leur préfère les « créatures ministérielles », comme disait Schopenhauer, ceux qui acquiescent avec enthousiasme à leur mise au pas. Écrire – et donc transmettre – est une forme de résistance à cette domestication.
Pourtant, Quolibets n’a rien du traité ni du pamphlet. Un panthéon d’irréguliers, un journal de lectures avec ses inévitables redites, une conversation au coin du feu avec ses silences, au cours de laquelle s’exprime, par touches et fragments, le refus de la décadence, la sereine incroyance face aux dogmes de toujours, la passion de la liberté et le culte de la langue française, la langue des Dieux depuis l’oubli du grec.
Dans les années 80 du siècle dernier, des générations d’ingénieurs et de médecins russes disparaissaient de leur plein gré au plus profond des forêts sibériennes pour y former des communautés en marge. C’est ce que j’appelle la secessio nobilitatis, l’exil intérieur d’une phratrie qui se tient à l’écart du triste festin sur lequel se ruent les laquais. Nobilitas dépourvue de titres et de patrimoine matériel, comme il se doit. Secessio pacifique.
Dans une lettre naguère adressée à l’un de ses proches, le jeune Dominique de Roux exposait son idéal : « reformer et réformer l’ordre des nobles voyageurs ». Quelle plus belle définition de la posture poétique et spirituelle en laquelle je me reconnais ? Les auteurs de mon panthéon suivent peu ou prou les traces de l’auteur d’Immédiatement. Si je me suis risqué à prendre la plume, n’est-ce pas pour me joindre à cette Europe secrète, à cette Ligue dressée contre les naufrageurs ?
Christopher Gérard
Mai 2013
Christopher Gerard, Quolibets, L’Âge d’homme, mai 2013, 223 p.
Du même auteur
- Porte Louise, éd. L’Age d’Homme, Collection La petite Belgique, 2010, 157 p.,
- Un songe dans la nuit de l’hiver, éd. L’Âge d’Homme, février 2003, 248 p.