Si nous nous reportons à notre analyse précédente sur le scrutin du 26 mai, force nous est de constater que nous n’avons pas perçu l’effondrement de la droite dans les résultats attendus. Les sondages, jusqu’à la fin, ont donné autour de 12 % à la liste LR. Mais, au-delà de la simple réalité des chiffres, il était logique de penser que l’effet Bellamy avait joué auprès de l’électorat catholique (modérément) conservateur. La logique des chiffres ne contredisait apparemment pas celle de la sociologie électorale. Et pourtant, ce n’est pas ce à quoi nous avons assisté, et l’effet d’identification n’a pas fonctionné entre la liste Bellamy et l’électorat bourgeois traditionnel. Ce dernier a largement rejoint Macron.
C’est là, incontestablement, le phénomène le plus lourd de la séquence électorale que nous venons de vivre. La droite « versaillaise », celle de la périphérie ouest de Paris, a basculé du côté de LREM. La droite catholique du Grand Ouest a suivi une voie identique, comme le monte la carte électorale de la façade atlantique. L’armée des marcheurs de la Manif pour tous, a, globalement, privilégié l’ordre social établi et le progressisme sociétal à ses convictions morales ; la leçon doit être retenue !
Lutte des classes et fracture identitaire
Cette élection installe donc la fracture sociale comme l’élément central de la vie politique nationale. La culture de classe a fini par unifier, pour l’essentiel, les bourgeoisies « progressistes » et les bourgeoisies « conservatrices », autour d’un même pôle politique – un vaste marais centriste – qui, globalement, cautionne la ligne politique de Macron. Cette France bourgeoise fait face à une France populaire des ouvriers, petits employée et ruraux et celle des classes moyennes les plus exposées au risque. Cette France « d’en bas » quand elle vote encore, se reconnaît d’abord dans le vote RN.
Il est clair, désormais, que l’espace de la fracture sociale et celui de la coupure identitaire se superposent très largement. Le scrutin européen a officialisé une réalité active depuis de nombreuses années déjà, une réalité que l’on peut qualifier de rupture socio-identitaire. Elle est le fil conducteur de la recomposition politique que nous vivons actuellement. Les deux forces politiques issues de l’ancien monde de l’opposition classique droite/gauche, soit le PS et ses dérivés (dont LFI) et LR, sont les grands perdantes de cette reconfiguration politique.
La France Insoumise a cru pouvoir profiter de cette nouvelle configuration de la lutte des classes, mais elle s’est aveuglée dans son action de récupération de la révolte des Gilets jaunes. Elle a pu dénaturer le mouvement, mais s’est montrée incapable de rallier ses adeptes. Près de 40% des Gilets jaunes ont voté pour la liste RN ! L’incapacité pathologique de la gauche, dans toutes ses tendances, à prendre en considération l’enjeu migratoire l’a définitivement coupé de toute possibilité de capter l’électorat populaire ; quelque soit par ailleurs son discours social.
Une gauche victime du vote de classe
Ainsi, sur son propre terrain idéologique, celui de la lutte des classes, la gauche, quand elle ne se convertissait pas simplement au progressisme libéral, a été incapable d’intégrer les nouvelles formes de conflictualités sociales qui illustrent les fractures contemporaines. Enfermée dans un schéma d’opposition capital/travail, elle n’a pas pris en compte les évolutions culturelles du capitalisme consumériste que le grand sociologue américain issu de l’école marxiste, Christopher Lasch, avait entrepris d’analyser dès la fin des années 70 : celles de la confrontation entre les actifs qualifiés du tertiaire qui agissent dans les métropoles mondialisées, et les travailleurs producteurs dont l’intégration sociale dépend d’abord de leur environnement de proximité. Les élites dirigeantes, qu’elles soient capitalistes, managériales ou culturelles, explique Lasch, ont fait sécession avec le peuple, qu’elles jugent sociologiquement attaché à un monde périmé et culturellement archaïque. Leur destin est de disparaître dans le grand tout d’une diversité mondialisée.
Une droite « juppéisée », en fin de vie
Quant à la droite, réduite à quelques points du corps électoral, il est difficile d’imaginer qu’elle puisse reconquérir un espace politique à la droite de Macron, alors que son électorat reste divisé entre un national souverainisme proche du RN et un centrisme européiste qui lorgne vers Macron. La vocation naturelle de cette droite « juppéisée » n’est-elle pas plutôt de fournir des cadres et des électeurs au pouvoir macronien ? Comme nous venons de le voir avec la pétition pro LREM de 72 élus, le ralliement est « en marche » ! Ce rapprochement sur le flanc droit compléterait logiquement un mouvement symétrique du côté gauche, car il n’est pour le moins peu évident de voir ce qui sépare irrémédiablement la gauche Gluksmann de la mouvance LREM : sa vocation naturelle n’est-elle pas de devenir le flanc gauche d’un centre élargi ?
Le RN, une victoire en demi-teinte
Dans cette reconfiguration politique, la RN s’impose comme la grande force d’opposition au pouvoir en place. Dans cette logique, Marine Le Pen a atteint ses objectifs, en effaçant, partiellement, le choc de 2017. Les résultats de cette victoire, toutefois, doivent être ramenés à leur juste valeur : le FN était déjà, en 2014, la première force politique du pays, avec un score supérieur à celui de 2019. La crise sociale que nous vivons depuis plus de six mois et le rejet de Macon dans l’opinion public ont permis au RN de consolider ses positions, mais ne lui permettent pas de franchir une nouvelle étape dans sa marche vers le pouvoir. Le RN, même en récupérant une partie des électeurs de LR, ne peut toujours pas compter sur de nouveaux espaces électoraux suffisants pour espérer emporter un deuxième tour de présidentielle, alors que Macron, a l’issu de ce scrutin, s’adjuge des réserves de voix, aussi bien sur sa droite, que sur sa gauche. Il est plus que jamais dans la course pour 2022, en dépit d’une base électorale particulièrement faible !
Une consolidation territoriale
La consolidation du vote RN est cependant un élément important qui renforce l’encrage social du parti de Marine Le Pen : le RN arrive en tête dans 69 départements, métropole et outre-mer, contre 32 pour LREM. Ce résultat confirme largement sa nature de parti des classes les plus défavorisées : 43 % des ouvriers, 37 % des chômeurs, et 38 % des employés ont voté pour la liste de Jordan Bardella.
En revanche, le RN a perdu la place de premier parti auprès des jeunes, aussi bien dans la tranche d’âge des 18/24 ans que dans celle des 25/34 ans. Les Verts arrivent largement en tête auprès des jeunes électeurs. Cette deuxième place n’est pas nécessairement inquiétante pour le RN, car le vote écologique est un vote instable qui ne s’est jamais confirmé dans l’élection présidentielle. En revanche, plus préoccupant pour lui, son score auprès des moins de 35 ans a été presque divisé par deux par rapport à l’élection de 2014, passant de 30 % à 17,5 %. Paradoxalement, l’effet Bardella n’a pas joué auprès des jeunes électeurs.
Ainsi, le RN, qui a toujours misé sur l’élection présidentielle pour provoquer une rupture politique, est conduit désormais à compter avant tout sur son ancrage local dans les petites villes et les zones périurbaines, pour assurer son avenir politique. Rendez-vous l’an prochain aux municipales, donc !
Didier Beauregard
12/06/2019
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