Michel Lhomme, politologue
♦ L’engagement permanent des armées dans la sécurité intérieure provoque actuellement de fortes tensions entre les ministères de l’Intérieur et de la Défense.
Un rapport de Matignon sur ce sujet a été classifié « Confidentiel Défense » c’est bien qu’il dérange.
Etat d’urgence ou urgence d’Etat ? Ne pas confondre mouvements browniens et action ! Aucune cohérence, pendant ce temps le problème reste entier.
Remis au premier ministre le 17 février, le document du Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) a en effet aussitôt été classé « confidentiel défense » et ne sera donc pas rendu public. Il avait pourtant été lissé de toutes les scories qui pouvaient froisser la susceptibilité des acteurs de la sécurité intérieure, en particulier des policiers.
De manière inhabituelle, ce rapport sur l’opération Sentinelle et « les évolutions permettant de garantir la disponibilité, la capacité d’action et l’efficacité des effectifs militaires engagés dans la mission de protection du territoire national » a été transmis aux seuls présidents des commissions parlementaires de la Défense, le sénateur (LR) Jean-Pierre Raffarin et la députée (PS) Patricia Adam. C’est un autre document, public celui-là et uniquement rédigé par le ministère de la Défense, qui a donc été présenté la semaine dernière par Jean-Yves Le Drian au Sénat et à l’Assemblée nationale, où il n’a toutefois pas fait l’objet d’un vote. Pour l’heure, le ministre de l’Intérieur Bernard Cazeneuve ne s’est pas exprimé sur le sujet, alors qu’il est, selon la Défense, « l’architecte et le responsable » de la sécurité intérieure, à laquelle les armées participent désormais de manière permanente depuis les attentats de janvier.
Le problème posé n’est pas anodin mais part du constat qui est celui d’un « changement de paradigme » démocratique, le constat de cet état d’urgence permanent où les militaires n’agissent plus dans une logique d’appoint ponctuel mais bien dans des opérations de surveillance policière classique. Or cette surveillance et cette position défensive et statique ne reviennent pas normalement à la fonction militaire. Elles désarment moralement les soldats et aussi les exposent à des problèmes juridiques en cas d’intervention qu’elle soit appropriée ou non. On ne comprend ainsi pas assez que l’opération Sentinelle bouleverse tous les équilibres sur lequel repose notre sécurité démocratique.
Au début de l’opération, on avait d’ailleurs envisagé de donner aux militaires des pouvoirs de police judiciaire. Dans ce qui est actuellement leur travail, un travail de pure police, de remplacement en réalité des sous-effectifs de la Gendarmerie et de la Police nationale, cette position pouvait se justifier mais elle changeait de fait toute la nature constitutionnelle de notre régime. Le « principe d’une différenciation » et donc d’une « complémentarité » entre les armées et les forces de sécurité intérieure (police et gendarmerie) a donc heureusement été maintenu et se trouve même « conforté » par le dernier rapport. Toutefois, le rapport reconnaît en termes choisis et feutrés que des « adaptations » dans les doctrines et les pratiques de la « coopération civilo-militaire » sont jugées « nécessaires ». C’est le cœur du problème : d’un côté, le ministre de la Défense explique, comme il l’a fait dans un entretien récent au Figaro que « la menace s’est militarisée » et qu’elle est « la même à l’intérieur qu’à l’extérieur de nos frontières ». De l’autre, l’État de droit et les usages démocratiques empêchent les militaires d’agir de la même manière sur le territoire national et en opérations extérieures.
La question est grave : à qui les militaires obéissent-ils lorsqu’ils sont engagés dans la sécurité intérieure ? Au chef d’état-major des armées et à leur propre hiérarchie ou au ministre de l’Intérieur, via les préfets des sept « zones de défense et de sécurité » ? Le rapport au premier ministre se contente d’insister sur « la capacité à préserver le point d’équilibre entre le principe de responsabilité du ministre de l’Intérieur et celui d’un engagement des armées sous le commandant opérationnel du chef d’état-major des armées », tout en recommandant « un dialogue civilo-militaire plus fluide » et la « consolidation des mécanismes de concertation ». À la suite du rapport, le ministère de l’Intérieur serait « l’autorité menante », les militaires étant « concourants ». Alors faudra-t-il que les militaires attendent l’avis des préfets avant de tirer, sachant la pusillanimité congénitale des préfets formés en général par l’ENA et plutôt lèche-babouche ?
Ceci étant, sur le terrain, les choses se passeraient généralement bien mais il y aurait eu tout de même des « divergences » qui ont pu opposer le Gouverneur militaire de Paris et le Préfet de Police. Or, à consulter ces divergences, on note qu’elles sont bien « politiques » puisqu’elles portaient sur les « gardes statiques » devant les sites sensibles, privilégiées par le ministère de l’Intérieur ou les « dispositifs dynamiques » sous forme de patrouilles aléatoires, que préférait le Gouverneur militaire. La question était encore plus délicate lorsque le rapport nous informe que la majeure partie des gardes statiques à Paris concernent des sites de la communauté juive car cette communauté a fait savoir à plusieurs reprises à Manuel Valls et de manière ferme qu’elle souhaite conserver une protection permanente, sous forme de « gardes statiques » militaires comme par exemple celle de la rue Anatole France à Vincennes. L’utilisation des forces armées dans des missions de sécurité intérieure pour faire du gardiennage communautaire n’est-elle pas en définitive la meilleure preuve de l’incompétence sécuritaire de l’État ou des choix contestables de sa protection ? L’armée est faite pour descendre dans les caves, y ramasser les armes, y opérer un harcèlement suivi des radicaux, y opérer si nécessaire des interrogatoires musclés. A la rigueur, on comprendrait si nos forces militaires étaient employées aux frontières mais celles-ci restent ouvertes ou gardées parfois par des CRS réquisitionnés dans des baraquements de fortune ce qui est une autre aberration.
L’armée n’a pas sa place sur le territoire national à moins que la guerre soit précisée et qu’il s’agisse donc d’une « guerre civile ». Est-ce le message que veut faire passer Manuel Valls ? Veut-il la guerre civile ? En gardant en priorité, les édifices juifs, est-ce une guerre civile intercommunautaire et qui ne concernerait pas les chrétiens ou les athées de France que Valls provoque ? Est-ce un conflit extérieur transposé en conflit intérieur qui permet à un gouvernement et à une classe politique délégitimée de survivre un temps en s’opposant à une partie de la population, la population arabe que par ailleurs elle courtise électoralement ?
De toute évidence, l’organisation actuelle des pouvoirs institutionnels en matière de gestion des crises est à la source de difficultés de communication, de coordination et de vrais dysfonctionnements. Le premier ministre, responsable de la Défense nationale, ne dispose par exemple que d’une cellule de crise, alors que le ministre de l’Intérieur dispose du Centre inter-ministériel de crise (C.I.C.). Il est dès lors compréhensible que le ministère de l’Intérieur se sente davantage investi dans cette mission par rapport au premier ministre et au ministre de la Défense.
Une solution pourrait être de placer alors le C.I.C., envisagé alors comme un organisme à géométrie variable, en fonction de la crise à traiter, sous l’autorité directe du premier ministre, en liaison avec les ministres de l’Intérieur et de la Défense ainsi qu’avec les états-majors des zones de défense et de sécurité sous autorité préfectorale relevant du gouvernement puisque la sécurité nationale ne doit pas être confiée à tel ou tel ministre mais doit être l’affaire du gouvernement tout entier.
Michel Lhomme,
1/04/2016
Source : Metamag. fr
Correspondance Polémia – 3/04/2016
Image : Opération Sentinelle à Paris