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Espagne : du putsch Tejero aux émeutes pour un rappeur

Espagne : du putsch Tejero aux émeutes pour un rappeur

par | 26 février 2021 | Europe, Politique, Société

Espagne : du putsch Tejero aux émeutes pour un rappeur

Par Pierre Boisguilbert, journaliste spécialiste des médias et chroniqueur de politique étrangère ♦ Il est des scènes inoubliables. Le 23 février 1981 quand, avec quelques dizaines de gardes civils comme lui, le lieutenant-colonel Antonio Tejero pénètre aux Cortès, c’en est indubitablement une.

Un putsch manqué

On est loin de l’incursion de trumpistes au Capitole. L’opération de Tejero a la couleur d’un putsch. Et on voit les impeccables élus de la jeune démocratie résister courageusement… en se cachant, à quatre pattes, sous leurs pupitres face au rebelle occupant la tribune, revolver à la main. Le putsch avait pour but de stopper le processus de démocratisation de l’Espagne, qui avait démarré à la mort de Francisco Franco, en 1975, mais eut en fait le résultat inverse. Conjugué à l’entrée de l’Espagne dans l’OTAN l’année suivante, l’échec de ce soulèvement accéléra en effet la transformation et la mise au pas des forces armées espagnoles. L’entrée dans l’OTAN a mis l’armée espagnole sous la tutelle de la démocratie à la mode américaine.

Une cérémonie s’est tenue au Congrès des députés sous l’égide du roi Felipe VI, dont le père, l’ex-roi Juan Carlos, qui a abdiqué en 2014, joua un rôle clé dans l’échec de cette tentative de coup d’État dite du « 23-F ».  Son rôle reste toutefois ambigu. Mais l’ancien monarque n’est plus l’idole de la démocratie. Son image s’est énormément dégradée en raison de révélations sur sa tumultueuse vie privée et ses pratiques financières douteuses. Il vit depuis août en exil aux Émirats arabes unis, où il occupe une somptueuse demeure à 25 000 euros la nuitée. Il n’y a pas eu non plus de grande manifestation en mémoire de la fidélité de Tejero au franquisme. Non, la rue est occupée par des gauchistes qui conspuent la monarchie et la police, et c’est cela qui retient l’attention de la presse et des médias.

Émeutes pour un rappeur

Cette série d’émeutes a commencé après l’arrestation et l’emprisonnement de Pablo Hasel, 32 ans, condamnés à neuf mois de prison pour des tweets dans lesquels il insultait la monarchie et la police, ainsi que pour apologie du terrorisme. Les manifestations ont commencé à Barcelone, ville dont est originaire le rappeur, et se sont étendues à d’autres villes dans l’ensemble de l’Espagne, dont Madrid, Valence et Grenade.

Les violences ont également suscité une querelle politique, exacerbée par les divisions au sein de la coalition gouvernementale qui regroupe les socialistes du Premier ministre Pedro Sanchez et le parti de gauche radical Podemos. Pedro Sanchez a condamné les violences tandis que les dirigeants de Podemos apportaient leur soutien aux manifestants.

La mobilisation pour le rappeur catalan fait la Une de la presse, pas Tejero. Pourtant, la peur d’une junte ne relève pas totalement du passé. La presse espagnole avait ainsi révélé à la fin de l’an dernier que quelque 70 hauts responsables militaires à la retraite avaient écrit au roi Felipe VI pour lui faire part de leurs « préoccupations » en raison de la politique du gouvernement de gauche, qui, selon eux, faisait peser le risque de « décomposition de l’unité ». Résultat : en décembre, le parquet a décidé d’ouvrir une enquête sur un groupe de militaires à la retraite, parmi lesquels certains avaient signé la lettre au roi, dont les échanges sur la messagerie WhatsApp auraient été inquiétants.

La peur du golpe

Pourtant, l’armée suit les modes démocratiques. Outre la fin du service militaire, obligatoire jusqu’aux années 90, un autre facteur de changement fut l’accès des femmes à la carrière militaire à partir de 1988. Vingt ans plus tard, la señora Carme Chacón était nommée ministre de la Défense, une première en Espagne. Elle mena à bien « une importante féminisation à tous les échelons de l’armée », souligne l’analyste Diego Crescente, bien que les femmes ne représentent aujourd’hui que 12,8 % des effectifs, selon des statistiques officielles. L’armée a aussi commencé à jouer un rôle nouveau pour elle dans le domaine des secours d’urgence. Un exemple en est l’opération Balmis, à l’occasion de la première vague de la pandémie de Covid-19, il y a près d’un an. Pendant 98 jours, quelque 189 000 militaires installèrent des hôpitaux de campagne, désinfectèrent des installations publiques et transportèrent de l’équipement médical et des patients.

Une armée féminisée et humanitaire, si loin de celle du franquisme. Le rap a remplacé les marches de la Bandera. Et pourtant, la crainte d’un golpe est toujours là. Et le souvenir de Tejero – quarante ans après, certes, mais tandis que se précise la poussée de Vox – en empêche encore plus d’un de dormir au pays du rappeur idole des indépendantistes.

Pierre Boisguilbert
26/02/2021

Source : Correspondance Polémia

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