Homme de l’ombre, homme d’influence, tel fut Georges Albertini sous la IVe République et une bonne partie de la Ve dont il conseilla un grand nombre des acteurs politiques, des socialistes aux gaullistes. Ces « Entretiens » nous valent, sous la conduite de son assistant et confident d’alors, Morvan Duhamel, une étonnante exploration des arcanes de cette période.
Un itinéraire (aujourd’hui) surprenant
Né en 1911 d’un père cheminot, Georges Albertini fut membre des Jeunesses socialistes, de la Fédération de l’enseignement et de la CGT puis, à partir de 1934, du Comité de vigilance des intellectuels antifascistes mais, pacifiste conséquent, il rallia après la « drôle de guerre » – pendant laquelle il fut décoré –, le Rassemblement national populaire (RNP) de Marcel Déat, dont il devint rapidement le second, l’aidant à organiser le parti. Comment un tel homme, qui avait vu dans les nationaux-socialistes allemands des « frères en socialisme » et qui poussa l’engagement jusqu’à recruter pour la Légion des volontaires français contre le bolchevisme (LVF), ce qui lui valut d’être arrêté à la Libération, condamné et incarcéré jusqu’à la grâce présidentielle qu’en 1948 lui accorda Vincent Auriol (1), devint-il et resta-t-il jusqu’à sa mort le commensal de maints hommes politiques et l’un des hommes clefs de la République ?
Dans une intervention de 1971 restée célèbre, Georges Pompidou avait fait allusion, en reprenant d’ailleurs un titre de Charles Maurras, à ce triste « temps où les Français ne s’aimaient pas », et qu’il espérait bien terminé à jamais. Eût-il vécu jusqu’à nos jours, qu’eût dit l’ancien président, disparu en 1974, des haines recuites, des constants rappels – toujours accusatoires – des « années les plus sombres de notre histoire », des attaques souvent fantasmagoriques, des infranchissables clivages idéologiques qui font désormais l’actualité ?
Le ciment antisoviétique
Sans doute sa mort en 1983 évita-t-elle à Georges Albertini lui-même d’être rattrapé par son passé – comme devait l’être un autre ancien réprouvé, René Bousquet, cible de l’association des Fils et filles de déportés juifs de France de Serge Klarsfeld et assassiné en 1993 par un fanatique. Mais les Républiques d’alors, dont les personnels avaient connu la Seconde Guerre mondiale et ses complexités, étaient plus tolérantes ; en effet, un ciment liait la plupart de ces politiques : la crainte de l’Union soviétique et la nécessité de s’opposer à ses appétits, elle dont, selon une confidence du « milliardaire rouge » Jean-Baptiste Doumeng en juillet 1977, le « véritable objectif est d’avoir une frontière sur le Rhin ». Dans ces conditions, l’anticommunisme foncier d’Albertini, qui l’avait incité à créer l’Institut d’Histoire sociale (que dirigea Morvan Duhamel) et la très influente revue Est & Ouest avec l’aide du karaïte russe Boris Souvarine, lui ouvrait bien des portes, et pas seulement celles du patronat – même si les personnalités qu’il conseillait se montraient souvent plus opposées à l’ogre rouge en intentions et en paroles qu’en actes, à sa grande déception.
Chaban le guépard et Chirac le « politicailleur »
Beaucoup de socialistes et de radicaux (Guy Mollet, Robert Lacoste, Max Lejeune, Charles Hernu, Edgar Faure…) le fréquentaient ainsi assidûment, usaient de son entregent et sollicitaient son avis. Suivis après 1958 par maints « barons » gaullistes tels Roger Frey, Olivier Guichard ou Jacques Chaban-Delmas qui, après 1969, estimait qu’il eût été un excellent successeur de De Gaulle et clamait à tous les échos n’être « pas fait pour ce métier de premier ministre» (de Pompidou) : « Je suis un sprinter et la besogne qu’on m’impose est celle d’un coureur de marathon… Moi, voyez-vous, je suis un guépard et c’est seulement la course d’un guépard qui m’intéresse. Aussi, je m’ennuie à Matignon » – où le maire de Bordeaux avait pourtant lancé, avec le concours de son mentor Jacques Delors, le calamiteux projet de « Nouvelle Société ».
C’est surtout, du reste, pendant le mandat de Georges Pompidou que Georges Albertini, si l’on en croit du moins ses comptes rendus de rencontres aujourd’hui fidèlement retranscrits par Morvan Duhamel, est le plus familier de l’Élysée grâce à ses contacts privilégiés avec le tandem Pierre Juillet/Marie-France Garaud, les conseillers auliques de l’Auvergnat avant d’être ceux de Jacques Chirac, qu’ils pousseront à la rupture avec Giscard d’Estaing puis finiront par abandonner tant leur poulain louche à gauche, est inconstant et manque de vision ; on se souvient du mot cruel de Mme Garaud :
« J’ai cru que Chirac était fait du bronze dont on fait les statues. C’est de la faïence dont on fait les bidets qu’il est fait. »
Un tel reproche, curieusement, rejoint celui fait par le communiste Doumeng : « Est-ce que vous croyez que Jacques Chirac comprend quelque chose à l’évolution du monde ? Comment faire pour avoir avec lui une conversation sur de grands sujets qui ne soit pas la politicaillerie à quoi se résume la politique française aujourd’hui ? »
Document pour l’histoire
Mais trop s’occuper de « politicaillerie » – alliances et retournements d’alliances, apparentements électoraux, intrigues de couloirs et de cabinets, rivalités entre les ministres –, n’est-ce pas aussi la critique qu’on peut faire à ce livre ? Passionnante pour les chercheurs et les politologues, cette accumulation de rencontres au jour le jour renseigne évidemment sur les travers, voire les trahisons, des ministres et des présidents d’hier : le plus malmené était l’avantageux mais trop « léger» Valéry Giscard d’Estaing, ce « président de tous les Français » malheureusement si loin d’eux, à la fois versatile et entêté ainsi que foncièrement « paresseux », ce qui est l’une des révélations du livre. En revanche, elle risque de lasser le lecteur lambda pour lequel les années 50 à 80 de l’autre siècle relèvent quasiment du Crétacé.
Dommage, car il y a dans ce gros pavé beaucoup de pépites, telle, en date du 20 septembre 1954, cette réaction du président (socialiste) Vincent Auriol au procès d’Oradour, vite suivi d’une loi amnistiant les condamnés car « les événements ne s’étaient pas déroulés tout à fait selon la version présentée au procès » : « Méticuleux comme il est, note alors Georges Albertini, Vincent Auriol avait d’ailleurs étudié le dossier de près et il s’était étonné, m’a-t-il dit, que certaines pièces en avaient été retirées au dernier moment, tel le témoignage du juge d’instruction allemand désigné à l’époque » – d’ailleurs, ce qu’on oublie toujours de mentionner, sur l’instante requête du ministère de l’Intérieur de l’Etat français. Morvan Duhamel précise quant à lui que si une commission rogatoire se rendit en Allemagne après la guerre pour y interroger le juge Okrent, la déposition du magistrat fut écartée au procès de Bordeaux car « non conforme à la version qu’on avait donnée du drame » à la Libération.
Un document pour l’histoire, aussi éclairant que le récit des palinodies et trahisons gaulliennes ayant conduit à l’abandon de l’Algérie.
Camille Galic
11/12/2013
Morvan Duhamel, Entretiens confidentiels de Georges Albertini, éditions Amalthée, 2013, 800 pages.
(*) Peut-être ému des malheurs du condamné puisque l’épouse d’Albertini avait été torturée pendant son incarcération cependant que son fils, âgé de seize mois, n’avait pas survécu aux maltraitances subies à l’Assistance publique où il avait été placé (cf. Philippe Bourdrel, L’Épuration sauvage, Perrin, 1991).
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