Jean-Pierre Le Goff, philosophe de formation, écrivain et sociologue au CNRS.
♦ L’auteur se livre à un état des lieux de la République où règne une confusion que les « élites » ne maitrisent plus, dominant un peuple désorienté.
Polémia.
La campagne des régionales s’est déroulée dans une séquence de temps où les événements tragiques du 13 novembre, le traumatisme et le deuil, les revirements, les déclarations à l’emporte-pièce, la montée du Front national et sa défaite proclamée… se sont succédé en avalanche. Une nouvelle fois, l’actualité s’est emballée dans un étrange mélange d’épreuve du réel et d’irréalité, comme une sorte de mauvais rêve qui peine à se dissiper.
Le moins que l’on puisse dire est que l’enjeu de ces élections n’était pas très clair pour les populations : comment pouvaient-elles se reconnaître dans un découpage de grandes régions mené à la va-vite et dans la confusion ? Que peut bien signifier pour les populations une région qui va des frontières avec l’Allemagne à celles de l’Ile-de-France ? Les citoyens étaient appelés à voter pour élire leurs représentants à des conseils régionaux dont on n’avait pas fini de définir les compétences… La politique incohérente et bricoleuse suivait son cours et l’on craignait encore un fort taux d’abstention.
Les massacres commis par les terroristes islamistes produisirent leurs effets de sidération. C’est dans un mélange de deuil, de grande émotion et de colère rentrée que la campagne des régionales eut lieu.
L’émouvante commémoration dans la cour des Invalides mêlait la Marseillaise (« Aux armes, citoyens ! ») à la chanson de Jacques Brel Quand on n’a que l’amour… (« pour parler aux canons »). Le Chant des partisans (« L’ennemi connaîtra le prix du sang et des larmes… ») était absent, tout comme le nom d’Alexis Guarato, sergent-chef mort la veille des suites de ses blessures au Sahel. Dans le même temps où l’on évoquait à nouveau les valeurs de la République et la défense de la laïcité, le président de la République évoquait un « Dieu trahi » dans son discours d’hommage aux victimes. Dans les nouveaux rituels de deuil sur la place de la République à Paris, la Marseillaise se mêlait à la chanson Imagine de John Lenon (« Aucune cause pour tuer ou mourir, Aucune religion non plus…) et Madonna ajoutait la chanson La Vie en rose dans ses concerts. Que faire et que dire dans ce flux d’émotion et de compassion où tout se mêle dans un imbroglio d’idées et de sentiments ?
Dans le registre des revirements politiques, François Hollande reprenait une bonne partie des propositions de la droite en matière de sécurité, alors que celles-ci avaient été vilipendées par la gauche après les attentats de janvier. Même Marine Le Pen fut étonnée d’un tel revirement et, tirant la couverture à elle, elle s’est félicitée que le président de la République reprenne à son compte ce que le FN aurait dit depuis longtemps… Dans sa campagne elle n’a pas manqué de faire savoir qu’elle allait « pourrir la vie du gouvernement ». La campagne électorale prenait des allures de « chamboule-tout ».
Un massacre commis par le terrorisme islamique venait d’avoir lieu, la France n’avait pas fini de pleurer ses morts, et l’alerte fut aussitôt lancée : n’allait-on pas vers la « guerre civile » si le Front national gagnait des régions ? Après avoir accusé à n’en plus finir la droite de faire le jeu du Front national, de reprendre son discours et ses thèmes xénophobes, ce même Parti socialiste en appelait à voter pour les candidats de la droite pour faire barrage au Front national… Au même moment, à Paris, Claude Bartolone accusait Valérie Pécresse de tenir les propos du FN et de défendre la race blanche. L’indignation face à de tels propos n’a rien changé à cette façon de faire de la politique où tous les coups sont permis pour obtenir ou garder des places.
Le secrétaire du Parti socialiste l’avait déclaré : c’est Vichy qui revient en force, les juifs étant cette fois remplacés par les musulmans. A l’en croire, la France semble avoir échappé une nouvelle fois de justesse à la victoire du fascisme grâce à un front uni et une mobilisation aux accents des années 1930. Dans quel pays et dans quelle époque au juste vivons-nous ?
Les discours succèdent aux discours, les commentaires aux commentaires, les débats aux débats, et le moins que l’on puisse dire est qu’il est difficile de voir clair dans tout ce brouhaha… Les chiffres du chômage continuent de progresser ; Platini connaît quelques déboires pour un chèque de 1,8 million d’euros (somme mentalement inintégrable pour les citoyens ordinaires) ; un accord est signé pour « sauver la planète » avec des milliards à trouver pour aider les pays du Sud sans qu’on sache trop comment seront tenus les engagements ; le gouvernement met en place un plan pour « former les chômeurs » (depuis plus de trente ans combien de plans pour former les chômeurs ?), et toujours, toujours, le Front national au centre de l’actualité… Dans cette démocratie informe règnent les politiciens et les communicants au-dessus d’un peuple désorienté qui n’en peut plus. Les démagogues et les populistes savent en profiter.
Après les élections régionales, une fois encore on a « limité les dégâts » et, « promis, juré », « plus rien ne sera jamais plus comme avant ! ». Cette fois-ci sera la bonne, « on saura en tirer des leçons »… En démissionnant de son mandat de maire et de député, Xavier Bertrand apparaît cohérent, tandis que Bartolone est toujours président de l’Assemblée nationale. Dans ses nouveaux habits de « père de la nation », le président de la République est toujours à la manœuvre pour les prochaines élections en espérant être présent au deuxième tour ; à gauche, on se réjouit déjà du spectacle des divisions de la droite, des ralliements et des nouvelles combinaisons… La communication redémarre de plus belle avec ce chantage posé à la droite comme à bon nombre de citoyens : êtes-vous pour ou contre un gouvernement d’union nationale ? Le message passe déjà en boucle dans les grands médias, une place pour les bons et les méchants est déjà assignée à chacun : Front national et « droite forte » si proches ou confondus, « centre droit » ou « centre gauche » ou les deux à la fois ? Qui est pour et qui est contre ?
A n’en pas douter, les lignes bougent mais pour aller où ? Et pendant ce temps-là le Front national continue sa progression. Quand allons-nous vraiment changer d’époque, en finir avec la démocratie de l’informe et du chaos ?
Il faut que cesse la course au mal ou au mieux-disant avec l’invocation des bons sentiments, de valeurs générales et généreuses, du « bien vivre ensemble », de la « Réforme », de « l’Ouverture », de « l’Europe », de la « Mondialisation » érigées en entités métaphysiques et mots symboles de la « modernité » et du « changement ».
Mais de quoi au juste parle-t-on ? Quelle signification donne-t-on à tous ces mots ? Quelles propositions politiques précises et quelle vision de l’avenir du pays ? Quel sort réservé aux laissés-pour-compte de la fuite en avant ? Les politiques se doivent de répondre de façon crédible, précisément et concrètement, à ces questions. Il faut que les citoyens puissent se prononcer sur des projets politiques cohérents et distincts qui « ne noient plus le poisson ». Faute de quoi le pays s’enfoncera un peu plus dans la confusion et le chaos. Les Français forment un peuple querelleur et frondeur qui demeure encore passionné par la politique. Encore faut-il que celle-ci soit à la hauteur de la situation.. Le temps presse à dix-huit mois des élections présidentielles, qui peuvent être l’occasion de redonner honneur et dignité à la politique. Rien n’est joué d’avance, mais beaucoup espèrent et attendent un renouveau.
Jean-Pierre Le Goff
20/12/2015
Source : Le Figaro
Samedi 19 –Dimanche 20 décembre 2015
http://www.lefigaro.fr/vox/politique/2015/12/18/31001-20151218ARTFIG00260-en-finir-avec-la-democratie-de-l-informe.php
Correspondance Polémia – 20/12/2015
Image : La République imprégnée de désordre