Par Robert Martin ♦ Un de nos lecteurs nous a récemment contactés. Fonctionnaire retraité ayant assuré un rôle important au sein du dispositif judiciaire entourant la demande d’asile en France, il est théoriquement soumis à un devoir de réserve, nous avons donc respecté son anonymat en modifiant son nom. Néanmoins, face aux actions d’Emmanuel Macron et notamment à sa loi Asile et Immigration, il a décidé de nous communiquer plusieurs textes. Nous avons décidé de publier en 5 parties un grand texte solidement documenté sur le projet de loi d’Emmanuel Macron et, plus globalement, sur les mesures qu’il faudrait adopter pour gérer efficacement la crise migratoire.
Polémia
En tant que fonctionnaire retraité, mais moralement toujours soumis au devoir de réserve, j’avais décidé jusqu’à ce jour de ne pas émettre d’avis sur la politique gouvernementale suivie en matière d’immigration, bien que possédant une expérience concrète de ces problèmes. En effet, une carrière professionnelle très particulière m’a offert l’occasion de vivre de nombreuses années hors de l’Hexagone (dont notamment plusieurs années en Afrique) et d’effectuer de très nombreuses missions dans des dizaines de pays à la demande de divers organismes internationaux.
Enfin, j’ai travaillé pendant plus de dix ans à la Cour nationale du droit d’asile (CNDA), ce qui m’a permis, au cours des centaines d’audiences auxquelles j’ai participé, d’examiner les cas de milliers de demandeurs d’asile originaires de près de cent pays différents.
La tournure des débats en séance à l’Assemblée nationale sur le projet de loi « asile-immigration », m’amène à prendre publiquement position compte tenu de la méconnaissance des données concrètes des problèmes migratoires que révèlent les échanges rapportés par les médias.
L’allongement de la durée de rétention, une mesure d’affichage
En effet, la question primordiale, c’est-à-dire comment obtenir le départ de tous les étrangers définitivement déboutés de leur demande d’asile, n’est pas réellement traitée, soit par ignorance des procédures pour certains, soit par peur de dire la vérité aux Français, en avouant que les gouvernements successifs ont progressivement perdu toutes compétences dans ce domaine.
C’est ainsi que tous les opposants au projet de loi ont manifesté leur indignation sur l’allongement de la durée maximale du placement en centre de rétention de 45 à 90 jours. Or, soyons clair, outre que cet allongement est légal, il ne servira à rien comme l’a affirmé, dans une interview au Monde du 28 septembre 2017, le directeur général de France terre d’asile :
« La loi autorise une rétention administrative (donc une privation de liberté) d’un maximum de quarante-cinq jours. Dans les faits, cela va rarement jusque-là : les étrangers sont expulsés après douze jours de rétention en moyenne (en France métropolitaine, en 2016). Pour nous, ce projet est donc uniquement de l’affichage. La sortie de cette première version [du projet de loi sur l’immigration que l’AFP a consulté] est une mesure symbolique, qui ne peut que provoquer la mobilisation et l’indignation des associations.
C’est d’ailleurs l’objectif recherché par les auteurs du texte. Je m’explique : aujourd’hui, beaucoup de citoyens pensent que le gouvernement est « laxiste » en matière d’immigration, donc pour montrer qu’il ne l’est pas, il propose une mesure d’affichage comme celle-ci, qui sur le terrain sera tout à fait inutile.
Le nombre de retenus restant après une dizaine de jours est totalement marginal, il s’agit souvent de cas où leurs Etats d’origine ne livrent pas d’autorisation consulaire.
Toutes les associations qui travaillent dans ces CRA ont démontré depuis longtemps que la rétention au-delà de trente jours était parfaitement inutile. Dès lors, à quoi bon augmenter le temps de la privation de liberté ? »
Il aurait été plus judicieux de réfléchir sur le devenir des étrangers qu’on ne peut reconduire pour des raisons multiples :
– ils n’ont pas de papiers d’identité ou ils ont fait volontairement disparaître leurs empreintes digitales ;
– leur pays d’origine ne souhaite pas leur retour (cas actuel des Comores) ;
– tous les mineurs isolés ou tous les migrants qui se prétendent mineurs isolés ;
– même si leur retour est autorisé par les autorités consulaires, faute d’oser utiliser des avions charters comme l’avait proposé en son temps Mme Edith Cresson, alors premier ministre, il suffit à l’étranger de pousser un cri pour être débarqué à la demande du commandant de bord.
Les sites les plus complets pour connaître les droits des demandeurs d’asile sont ceux mis en place par les organisations de défense des immigrés (https://www.gisti.org/spip.php?article5153 ou http://www.forumrefugies.org/s-informer/actualites/en-2017-un-tiers-des-demandeurs-d-asile-places-sous-procedure-dublin).
Responsabilité de l’examen d’une demande d’asile
Selon le règlement Dublin III, un seul Etat est responsable de l’examen d’une demande d’asile dans l’Union européenne :
– soit le pays par lequel l’étranger est entré et dans lequel il a été contrôlé ;
– soit l’Etat qui lui a accordé un visa ou un titre de séjour.
En France, c’est la préfecture qui détermine l’Etat responsable d’une demande d’asile. Pour cela, elle consulte :
– Le fichier Eurodac dans lequel sont enregistrées vos empreintes digitales si elles ont été relevées dans un autre pays de l’Union européenne (28 pays de l’Union européenne et 4 pays « associés » : Norvège, Islande, Suisse et Liechtenstein).
Dans ce but, la préfecture prend les empreintes du demandeur lors du premier rendez-vous. La prise d’empreintes est obligatoire. Or, depuis plusieurs années, de nombreux (combien ?) ressortissants africains appartenant à des pays de la Corne de l’Afrique ont pris l’habitude de faire disparaître leurs empreintes digitales par l’utilisation d’acide ou de produits abrasifs, ce qui les rend non identifiables et donc non expulsables puisque dépourvus de tout papier d’identité. Face à ces pratiques inacceptables la réponse varia dans le temps :
• le directeur de l’OFPRA rédigea une instruction interne concluant que le fait de masquer volontairement son identité ne correspond pas aux normes de loyauté attendues des demandeurs d’asile et que dans ces conditions leur demande devait être rejetée ;
• le Conseil d’Etat prit d’abord une position identique lors de l’examen en appel d’une décision de la CNDA ayant refusé de censurer un recours dirigé contre une décision de refus d’instruire de l’OFPRA ;
• saisit d’un recours présenté par une ONG de défense des immigrés contre l’instruction du directeur de l’OFPRA, le Conseil d’Etat adopta alors une position contraire en considérant que la demande d’asile primait sur toute autre considération, amorçant ainsi une évolution de la jurisprudence reconnaissant une sorte de droit au mensonge pour les demandeurs d’asile .
Les étrangers dépourvus d’empreintes sont alors placés en procédure accélérée pour l’examen de leur demande.
– Le fichier Visabio pour vérifier si l’étranger a obtenu un visa pour un autre pays de l’Union européenne ;
S’il est prouvé que l’étranger est passé dans un autre pays de l’Union européenne, il est placé en procédure Dublin, ce que le demandeur d’asile peut contester pour différents motifs (délivrance d’un titre de séjour ou d’un visa par la France par le passé ;
présence en France de membres de sa famille en situation régulière, en demande d’asile ou disposant d’une protection ;
des mauvais traitements subis dans l’État de l’Union européenne dans lequel on veut le renvoyer.
La procédure Dublin
La procédure Dublin, qui n’est pas applicable aux mineurs isolés, peut durer plusieurs mois. Pendant ce temps, l’étranger ne peut pas déposer de demande d’asile en France. La préfecture lui remet une attestation de demande d’asile spécifique « procédure Dublin » lui donnant pratiquement les mêmes droits que les autres demandeurs d’asile (allocation pour demandeur d’asile, protection maladie, scolarisation des enfants…). En ce qui concerne l’hébergement, toutefois, vous ne serez pas accueilli dans un centre d’hébergement pour demandeurs d’asile (Cada) mais dans un autre type de centre.
Cependant, selon le site du GISTI, l’étranger « dublinisé » pouvait « être assigné à résidence (45 jours renouvelables une fois) pendant une partie du temps de la procédure et même être placé en centre de rétention pour être renvoyé dans l’État responsable de (sa) demande d’asile. » Mais, tirant les conséquences de la jurisprudence de la CJUE, la Cour de cassation dans un arrêt du 27 septembre 2017 a jugé que, en l’absence d’une définition légale de la notion de fuite propre à la procédure « Dublin », les demandeurs d’asile en attente de transfert ne peuvent plus être placés en rétention.
Toujours dans le même sens, compte tenu des risques de renvoi vers l’Afghanistan, un préfet commet une erreur manifeste d’appréciation en transférant, dans le cadre du règlement « Dublin », un ressortissant afghan vers l’État membre qui l’a débouté de sa demande d’asile et lui a notifié une interdiction de retour : dans un arrêt du 3 avril 2018, la Cour administrative d’appel de Lyon annule la décision d’un préfet de renvoyer une ressortissante afghane vers la Finlande au motif que sa demande d’asile relevait de la responsabilité de cet État qui l’avait déboutée d’une précédente demande et lui avait notifié une interdiction de retour.
Même si elle n’est pas l’État responsable de la demande d’asile, la France a la possibilité d’examiner toutes les demandes. C’est ce qui est généralement fait compte tenu que la Grèce et surtout l’Italie se verraient renvoyer un grand nombre d’étrangers. Il est regrettable que la jurisprudence ne permette pas d’utiliser les dispositifs de contrainte évoqués ci-dessus pour tous les étrangers ayant fait volontairement disparaître leurs empreintes.
Restriction des possibilités de reconduire un étranger dans son pays d’origine
En application d’une jurisprudence récente de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), la France ne peut plus reconduire un étranger vers son pays d’origine où sont signalés des « cas de torture et d’autres mauvais traitements dans des lieux de détention, en particulier dans le cadre de la lutte contre le terrorisme ».
La France a fait l’objet, le 1er février 2018, d’une double condamnation par la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) pour avoir voulu expulser vers l’Algérie, son pays d’origine, un ressortissant algérien condamné en France pour association de malfaiteurs terroristes à sept ans de prison ferme ainsi qu’à une peine d’interdiction définitive du territoire français pour avoir projeté avec la « filière tchétchène » des attentats en France en 2001 et 2002.
Selon cette juridiction peu connue, mais au pouvoir considérable, la France a violé l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme sur l’interdiction de la torture, en expulsant le 20 février 2015 cet homme alors âgé de 39 ans vers un pays où sont signalés des « cas de torture et d’autres mauvais traitements dans des lieux de détention, en particulier dans le cadre de la lutte contre le terrorisme ». Les juges de Strasbourg notent que le rapporteur spécial des Nations unies sur la torture n’a obtenu d’Alger « aucune suite favorable à ses demandes de visite » dont la première a été formulée en 1997.
De plus, la CEDH a accusé les services français d’avoir organisé l’expulsion de façon à empêcher cet homme de faire valoir ses droits au regard de l’article bannissant la torture. La France est donc également condamnée pour avoir entravé ce droit au recours protégé par l’article 34 de la Convention. D’après Le Monde, « le déroulé des événements ne laisse guère de doute sur les intentions du ministère de l’Intérieur, un mois après les attentats de Charlie et de l’Hyper Cacher. L’OFPRA avait rejeté le 17 février 2015 la demande d’asile de cet homme frappé d’une peine d’interdiction définitive du territoire français. La préfecture de Charente, la brigade de gendarmerie et les autorités algériennes ont été informées sans attendre de la décision pour préparer l’expulsion.
L’intéressé, lui, ne se voit notifier la décision que le 20 février à 9 h 20. Il saisit alors en urgence la CEDH qui demande immédiatement à la France de suspendre l’expulsion. Paris a argué avoir reçu la décision à 16 h 18 alors que l’avion avait décollé à 16 h 14… ».
Si cette jurisprudence de la CEDH n’est pas rapidement remise en cause, notre pays devra conserver sur son sol tous les étrangers indésirables, mais issus de pays ayant un régime « plus viril » que le nôtre en matière de lutte contre le terrorisme.
Plutôt qu’un examen de ce texte « à la va vite » par la procédure accélérée, il semble indispensable de se donner un délai de réflexion pour essayer de mettre à plat tous les épineux problèmes de l’immigration.
Robert Martin
29/04/2018
Source : Correspondance Polémia
Crédit photo : presidenciaperu via Flickr (cc)