Difficile de savoir ce qui se passe en Russie à partir des grands médias de propagande français. En contrepoint, nos lecteurs trouveront ici une analyse sérieuse et chiffrée des résultats des élections municipales à Moscou du 8 septembre 2013. Elle émane du blogueur indépendant Alexandre Latsa. Ses conclusions sont les suivantes : forte abstention (68%) qui a sans doute nui au maire sortant Sergueï Sobianine, candidat du parti au pouvoir, Russie unie ; néanmoins réélection de ce dernier sans fraude dès le premier tour (alors qu’à Iekaterinbourg c’est l’opposition qui arrive en tête); percée de l’opposant libéral-nationaliste Alexeï Navalny qui rassemble 27% des suffrages, principalement dans les quartiers bourgeois. Pour Alexandre Latsa on assiste à une recomposition politique entre un bloc centriste/étatiste (Russie unie) et l’émergence d’une opposition nationale-démocrate (soutenu par l’Occident, Navalny a aussi fait campagne contre l’immigration).
Polémia
Moscou a donc voté et les résultats sont sans doute mi figue mi raisin, tant pour le Kremlin que pour l’équipe de campagne d’Alexeï Navalny. Les résultats définitifs sont désormais connus, le maire actuel a remporté l’élection au premier tour avec 51,37% des voix, l’opposant blogueur Alexeï Navalny a lui récolté 27.24%, le candidat communiste 10,69%, le candidat de l’opposition libérale Iabloko 3,51% des voix, le candidat du parti nationaliste LDPR 2,86% et enfin le candidat du parti Russie Juste 2,79%.
Plusieurs enseignements peuvent être tirés de ce scrutin.
Tout d’abord la très faible participation (32%) qui a fortement avantagé le candidat Navalny dont les électeurs, plus militants et motivés, se sont fortement mobilisés. Malgré l’enjeu et une excellente campagne de terrain, ce dernier n’a pour autant réussi à mobiliser que 630.000 électeurs, bien loin du réservoir de 868.000 voix que le Candidat Prokhorov avait obtenu à Moscou lors de l’élection présidentielle de 2012. Ce ghetto quantitatif / électoral de l’opposition dite libérale reste stable a Moscou depuis 1999 si l’on pense par exemple aux 510.0000 voix de Serguey Kirienko (ex-premier ministre) ou les quelques 500.000 voix d’Alexandre Lebedev en 2003.
Le pouvoir central, lui, peut savourer une nouvelle victoire au premier tour d’un de ses candidats mais cette fois il s’en est fallu de peu qu’un second tour ne soit nécessaire. Le maire élu aura donc peu mobilisé et obtenu dans la capitale 1.193.178 voix, à comparer aux 1.994.300 voix obtenu par Vladimir Poutine à l’élection présidentielle de 2012.
Cette faible participation affaiblit la légitimité de l’élection, moins du tiers des électeurs inscrits est allé voter. Dans cette confrontation électorale, si on rapporte les résultats des deux premiers candidats au nombre d’inscrits, 17% ont donné leur voix au maire contre 9% à Alexeï Navalny. Les russes montrent qu’ils sont de moins en moins passionnés par la vie politique, mais tout de même sensibles à une authentique campagne de terrain comme celle qu’a menée l’équipe de Navalny.
Absence de campagne
A contrario l’absence totale de campagne politique du maire actuel semble avoir pesé lourd sur la mobilisation des électeurs. Est-ce dû à la certitude et à l’idée communément admise que de toute façon, il serait forcément élu ? Ou que ce dernier n’a pas su faire preuve de suffisamment de charisme pour motiver des électeurs ? Pour le pouvoir russe le message semble clair: la période où il suffisait de présenter un candidat pour qu’il soit adoubé par le collège électoral est plausiblement terminée :une équation problématique alors que le président russe Vladimir Poutine vient justement d’affirmer que les villes devaient être dirigées non par des politiques mais des techniciens capables.
Le pouvoir central a tout fait pour que Alexeï Navalny puisse se présenter : attribution des signatures nécessaires, intervention clairement politique contre son incarcération immédiate suite à sa condamnation ou encore les nombreuses phrases du maire actuel pour qu’aucun candidat ne soit éliminé de la course à l’élection et ce malgré les nombreux scandales de financement ayant entaché la campagne d’Alexeï Navalny. Le calcul du Kremlin était visiblement de pousser ce dernier vers une défaite électorale qui aurait pu être encore plus symbolique si la participation avait été plus importante. Au passage, Serguey Sobianine, le maire élu, voyait sans doute dans ce scrutin un moyen de légitimer sa prise de contrôle de la capitale via une élection réussie, sans fraudes (même d’après l’opposition) et face à de vrais opposants.
Or ce calcul a en partie échoué et Alexeï Navalny peut désormais affirmer avoir transformé l’essai de sa candidature, en ayant obtenu un résultat bien meilleur que celui des autres ténors de l’opposition. Dans l’opinion publique, le candidat Navalny est passé du statut de blogueur à celui de politicien. Pourtant, pour l’opposition libérale représentée par le candidat Navalny, le bilan est malgré tout amer. Son réservoir de voix, issu des manifestations de 2011 ne fait pas seulement face à un plafond quantitatif comme expliqué plus haut mais souffre également de se retrouver dans un ghetto géographique tout comme le candidat milliardaire Prokhorov en 2012 lors de la présidentielle.
Il suffit pour s’en convaincre de regarder les correspondances territoriales et géographiques entre les zones où le vote pour Navalny est élevé et celles où le vote Prokhorov était élevé en mai 2012 au moment de la présidentielle. Ces zones sont les mêmes, le détail des résultats par rayons de la capitale permet de confirmer cette évidence ; les quartiers populaires, dans le sud et l’est de la capitale ont le moins voté Navalny pendant que les quartiers les plus aisés (du centre et du sud ouest) ont eux votés le plus pour lui, et même plus que pour Serguey Sobianine, notamment dans le très huppé quartier Gagarinskii. On pourrait presque parler de « vote libéral bourgeois ».
Il reste que malgré une intense campagne de terrain réalisée par le candidat Navalny la majorité des moscovites n’ont pas souhaité voir leur ville basculer dans l’opposition ; à contrario par exemple, des villes comme Iekaterinbourg ou Petrozavodsk, dimanche lors des élections, ont vu des candidats d’opposition au Kremlin et à Russie-unie arriver largement en tête.
Discrétion des médias français
Les médias français ont curieusement été très discrets sur l’autre élection clef de ce dimanche 8 septembre, à savoir l’élection du gouverneur du district de Moscou. Elle y opposait également un ténor du Kremlin, Andrei Vorobiev, et un ténor de l’opposition, Guennadi Gudkov, très présent lors des manifestations des marais de fin 2011. L’élection était également importante d’un point de vue symbolique car le candidat de Russie unie, Andrei Vorobiev, remplace Serguey Choïgou nommé fin 2012 ministre de la défense suite au limogeage d’Anatoli Serdioukov pour de lourdes suspicions de corruption. L’élection a vu la large victoire du candidat de Russie unie avec 79% des voix devant le candidat communiste (7,7%), le candidat de l’opposition des marais n’obtenant lui que 4,41%.
Les conclusions de ce scrutin
Ce scrutin municipal moscovite permet cependant de tirer des conclusions politiques plus larges.
Tout d’abord le thème de la corruption a rapporté des voix à Alexeï Navalny. C’est sûrement l’attitude de divers apparatchiks et fonctionnaires de diverses institutions qui a contribué à sensibiliser l’électorat à cette rhétorique. Il y a près d’un an, j’écrivais que la lutte contre la corruption, lutte vitale, avait sans doute commencé en Russie sous l’impulsion du chef de l’état. Le résultat des élections à Moscou traduit sans doute un lourd avertissement. Sur ce sujet, dans cette lutte, il y a urgence et le pouvoir fédéral doit maintenant passer à la vitesse supérieure.
Ensuite le score incroyablement bas des différents partis politiques d’opposition classique (Parti communiste, LDPR et Russie juste) est l’illustration certaine de ce que devrait être leur avenir politique et électoral, sans leurs charismatiques leaders respectifs. La facilité avec laquelle un novice en politique, avec l’aide de centaines d’autres novices et celle des réseaux sociaux, a pu se hisser en seconde position devant le Parti communiste de la Fédération de Russie en dit long sur la coupure totale entre les Russes et leurs représentants politiques. Les partis politiques russes fonctionnent encore « à l’ancienne » et ne sont vraisemblablement plus capables de communiquer directement avec leurs électeurs.
L’affaiblissement des grands partis de l’ancienne époque en Russie devrait accompagner la baisse de Russie unie et par conséquent laisser un vide idéologique sur l’échiquier politique. La période politique des années 1990 avait vu la scène politique russe déchirée entre des partis radicaux : libéraux, nationalistes et communistes. La période des années 2000, elle, a vu la scène politique russe fonctionner selon l’équation suivante: un parti centriste et conservateur de gouvernance et un parti communiste d’opposition.
On peut se demander quelle sera la prochaine étape. Il y a de nouvelles hypothèses. En janvier 2012 j’avais envisagé l’apparition d’une nouvelle idéologie qui émanerait des manifestations de fin 2011. Je l’imaginais « Nationale-démocrate », réussissant l’alliance improbable entre les démocrates/libéraux et les courants plus nationalistes.
L’élection de Moscou du 8 septembre 2013 a peut être confirmé cette prédiction et laisse envisager que dans l’avenir la scène politique russe serait partagée entre un bloc centriste/étatiste (concentré autour du Front populaire russe?) et un bloc libéral/nationaliste.
Alexandre Latsa
Source : RIA Novosti
11/09/2013
Les intertitres sont de la rédaction.
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