Le libéralisme fait débat. Pas seulement à « gauche » mais aussi à « droite ». Les uns font valoir, non sans raison, que l’économie de marché est performante. Les autres soulignent les limites courtermistes, sociales et morales du modèle néolibéral. Contributeur régulier de Polémia, Michel Geoffroy propose ici un nouvel éclairage de ce débat.
Présentation
Voici les dix thèses critiques de Michel Geoffroy que Polémia met en débat.
1) Le libéralisme est une doctrine économique qui repose sur des principes simples : seuls les individus sont des acteurs économiques pertinents. C’est la micro-économie qui est signifiante, pas la macro-économie. La liberté du commerce, la liberté d’installation et la liberté d’entrée sur le marché produisent des résultats profitables à tous et en tout cas supérieurs à ceux de la réglementation étatique ; plus le marché est libre plus il est efficace ; le marché trouve toujours la meilleure réponse ; la libre circulation des personnes et des capitaux par-delà les frontières permet une allocation optimale des moyens et un fonctionnement harmonieux du marché.
2) Le néo-libéralisme repose sur certains postulats qui ne sont pas éloignés de ceux du socialisme : la volonté d’unifier le genre humain, la croyance en la toute-puissance de l’intérêt, l’idée que le progrès mène au Paradis.
3) La propriété privée reste un système économique et social efficace car elle produit en général de meilleurs résultats que sa suppression. Mais plus la propriété est vaste, moins elle est facile à maîtriser.
4) La liberté du commerce et des prix ainsi que la concurrence économique produisent des effets positifs pour tous mais à condition que les termes de l’échange ne soient pas trop inégaux et que les coûts des facteurs restent homogènes entre les concurrents. C’est la faute méthodologique du néolibéralisme, c’est-à-dire du libre-échange mondialiste, que de ne pas vouloir prendre cela en considération.
5) En diabolisant le protectionnisme, le néolibéralisme commet une erreur d’analyse et s’écarte de la réalité des faits tels que l’histoire économique permet de les constater.
6) Le tout n’est pas seulement la somme des parties. L’accent mis sur la micro-économie a progressivement détourné le libéralisme de la bonne compréhension des sociétés humaines et, d’une façon générale, de tout ce qui est collectif et communautaire. Cela résulte aussi du fait que le libéralisme a été formulé à une époque (XVIIIe siècle notamment) où l’on avait de l’anthropologie une conception utopique. Les libéraux finissent par oublier que les hommes sont « par nature des êtres de culture » (Gehlen) et qu’ils n’existent pas en dehors d’une culture et d’une société.
7) Il n’est pas avéré que « le marché » prenne nécessairement toujours les bonnes décisions ou, pour le dire autrement, que la société profite toujours des décisions du marché. Les marchés sont en effet conformistes, c’est-à-dire qu’ils ont tendance à imiter les pratiques qui semblent donner de bons résultats et de bons profits : cela contribue à amplifier l’effet des mauvaises décisions. Et cette amplification est désormais mondiale. Les libéraux ignorent aussi le fait que les entreprises ont tendance à externaliser leurs coûts et leurs échecs sur les Etats.
8) La tendance naturelle du capitalisme n’est pas le respect de la juste concurrence mais la concentration, l’intégration verticale et la financiarisation. Aujourd’hui les entreprises transnationales ont des surfaces financières et des capacités d’influence bien supérieures à celles de certains États : elles sont devenues des pouvoirs. En outre, les grandes entreprises transnationales disposent, avec l’exercice du pouvoir médiatique et la suggestion publicitaire (et sujétion), de puissants moyens de sidération du consommateur.
9) Le bilan de la mise en œuvre des recettes néolibérales dans le domaine social n’est pas probant. On ne peut contester qu’avec l’avènement du néolibéralisme les entreprises soient devenues plus profitables. Mais la question est de savoir à quel coût cela s’est fait pour la société. En Europe, ce coût ne s’appelle-t-il pas chômage, immigration, déficits publics et croissance des inégalités de revenus ?
Partout en Occident les classes moyennes autochtones ont fait les frais de la mondialisation des échanges vantée par les néolibéraux.
10) Les principales réalisations de la culture humaine, celles qui font que la vie vaut d’être vécue, ne sont pas le fruit de l’économie de marché mais le produit de la fonction souveraine, c’est-à-dire des églises, des princes et des Etats. Elles sont le produit d’une volonté consciente ou non de la « main invisible » des marchés.
Développement
Le libéralisme est une doctrine économique qui repose sur des principes simples
Seuls les individus sont des acteurs économiques pertinents. C’est la micro-économie qui est signifiante, pas la macro-économie. La liberté du commerce, la liberté d’installation et la liberté d’entrée sur le marché produisent des résultats profitables à tous et en tout cas supérieurs à ceux de la réglementation étatique ; plus le marché est libre plus il est efficace ; le marché trouve toujours la meilleure réponse ; la libre circulation des personnes et des capitaux par-delà les frontières permet une allocation optimale des moyens et un fonctionnement harmonieux du marché.
Certains des principes du libéralisme sont restés pertinents mais d’autres ne le sont plus.
Ce qui reste pertinent dans la théorie économique libérale :
- la valeur de la propriété privée ;
- le rôle des prix comme source d’information pertinente sur la qualité et la rareté des biens ;
- le fait que la concurrence soit facteur de progrès, lorsqu’elle est équitable;
- le fait que plus les systèmes sont complexes, plus ils sont difficiles à contrôler et plus il est difficile de prévoir les effets réels des politiques (sociales) mises en œuvre.
Cependant, le principe d’ajustement optimal de l’offre et de la demande sur le marché libre repose sur des situations qui se rencontrent rarement dans le monde réel, en tout cas qui se rencontrent de plus en plus rarement dans le cadre de la mondialisation des échanges que nous vivons aujourd’hui. Ce principe ne produit pas les effets bénéfiques prévus-en particulier dans les pays occidentaux – dans une économie où la concurrence s’effectue non plus entre des producteurs mais entre des civilisations.
Le libéralisme se différencie du socialisme dans la mesure où il préconise la propriété privée, où il stigmatise l’intervention économique et sociale de l’Etat et où il est avant tout un individualisme.
Le néolibéralisme rejoint le socialisme sur plusieurs points :
- la croyance dans la possibilité d’unifier le genre humain, que le néolibéralisme entend assurer par le marché comme le socialisme l’imaginait par la solidarité mondiale des travailleurs ;
- la croyance que les hommes sont mus par leur seul intérêt (l’intérêt de classe ou l’intérêt économique) et que cet intérêt est objectif. C’est-à-dire que tous deux négligent l’importance des identités, nationales notamment, comme déterminants humains, de même que l’importance des spécificités et croyances culturelles. Le libéralisme néglige que les hommes sont mus non par leur intérêt objectif mais par l’idée qu’ils se font de leur intérêt, ce qui n’est pas la même chose ;
- la croyance que les traditions culturelles et les identités sont des obstacles au bonheur humain (à la création de l’homme nouveau comme à la concurrence pure et parfaite) ; même si certains libéraux se sont efforcés de montrer que le fonctionnement optimal de l’économie supposait le respect de règles qui ne pouvaient que s’enraciner dans une culture ;
- la croyance en la possibilité d’assurer le Paradis sur terre (réduit à l’abondance matérielle) par la mise en œuvre de solutions adaptées (le collectivisme ou l’économie de marché) ;
- la prétention du néolibéralisme à incarner l’avant-garde du progrès, comme hier les élites révolutionnaires. Il existait, en effet, un libéralisme politique qui s’est avant tout opposé à l’absolutisme monarchique puis au conservatisme et au socialisme. Le libéralisme politique déclinait dans l’ordre politique ses principes économiques, la libre confrontation des opinions – parlementarisme et démocratie – étant considérée comme aussi efficace que l’ajustement de l’offre et de la demande sur le marché libre. Mais le néolibéralisme a rompu aujourd’hui avec cette tradition et adopte désormais une approche élitiste de la chose publique : il se méfie des peuples et donc de la démocratie et s’est mis au service de l’oligarchie.
C’était l’erreur du socialisme de penser que la suppression de la propriété privée (la collectivisation) constituait le remède au capitalisme. La propriété est levier de responsabilité et de sécurité pour le propriétaire. La collectivisation provoque, au contraire, l’irresponsabilité et la prise de mauvaises décisions. Les politiques redistributives d’inspiration socialiste, qui consistent à prélever des impôts sur ceux qui travaillent pour les redistribuer sous forme de prestations « sociales » à ceux qui ne travaillent pas, provoquent des effets pervers de même nature : elles découragent l’effort et la prise de risques. Il faut donc au contraire encourager l’accession à la propriété personnelle, la conservation des patrimoines et diminuer les impôts et les prélèvements pesant sur les revenus du travail.
Il y a cependant des limites à cela. D’abord l’efficience de la propriété privée est d’autant plus grande que le propriétaire est proche de son bien : plus la propriété est vaste moins elle est facile à maîtriser. Ensuite tous les biens ne peuvent pas faire l’objet d’une appropriation privative, en particulier ceux qui sont nécessaires à la survie de la communauté. Certaines circonstances exceptionnelles peuvent justifier de substituer la propriété publique à la propriété privée pour garantir un intérêt public, sous réserve d’une compensation équitable des propriétaires. Enfin, aucune société policée ne peut se désintéresser de la situation des personnes privées d’emploi et de revenus (mais cela ne signifie pas que la charité soit obligatoirement publique).
La liberté du commerce et des prix ainsi que la concurrence économique produisent des effets positifs pour tous mais à condition que les termes de l’échange ne soient pas trop inégaux et que les coûts des facteurs restent homogènes entre les concurrents.
La mise en concurrence au sein d’un espace économique non homogène, a fortiori la mise en concurrence mondiale des économies, provoque des effets pervers beaucoup plus importants que ses avantages économiques présumés. Dans un premier temps la baisse des protections tarifaires a un effet positif sur les consommateurs, qui voient les prix baisser et affluer des marchandises du monde entier. Mais s’ils perdent leur emploi du fait que les entreprises étrangères sont plus performantes et que les leurs doivent cesser leur activité, ils finissent par voir diminuer leurs revenus et leur consommation.
C’est la faute méthodologique du néolibéralisme, c’est-à-dire du libre-échange mondialiste, que de ne pas vouloir prendre cela en considération.
La mondialisation des échanges perturbe en effet le fonctionnement de la concurrence. Car un pays ne peut durablement se spécialiser dans un seul domaine d’activité et dépendre pour le reste des autres économies, d’autant que les avantages comparatifs ne sont pas donnés une fois pour toutes. Il est très difficile en outre de reconstituer des capacités de production dans un secteur que l’on a abandonné à d’autres, en particulier à cause des compétences perdues. Il y a par ailleurs des limites naturelles à l’adaptation des facteurs de production à la concurrence mondiale du point de vue de la mobilité de la main-d’œuvre. Dans une économie mondialisée les coûts sociaux des ajustements économiques sont trop élevés, en particulier dans les pays en déclin démographique, pour que l’optimum de la théorie économique soit réalisable.
En diabolisant le protectionnisme, le néolibéralisme commet une erreur d’analyse et s’écarte de la réalité des faits tels que constatés par l’histoire économique.
Les protections tarifaires – c’est-à-dire les frontières économiques – permettent de préserver une juste concurrence entre des acteurs inégaux, dès lors qu’elles sont raisonnables. Les situations d’autarcie ou de blocus ont constitué aussi des facteurs d’accélération de l’innovation pour les sociétés qui y étaient soumises.
L’histoire économique ne confirme pas que les grandes puissances économiques le sont devenues en appliquant la théorie des avantages comparatifs de David Ricardo mais en appliquant plutôt différentes formes de patriotisme économique. Le discours libéral sur les bienfaits de l’ouverture des frontières économiques a en réalité souvent été utilisé comme moyen de soumission et de colonisation des Etats : en imposant l’ouverture de l’économie du pays dominé au commerce inégal avec la puissance dominante. D’ailleurs, les pays qui sont présentés comme un modèle de libéralisme – comme les Etats-Unis, par exemple – sont en réalité protectionnistes, car ils usent de nombreux moyens non tarifaires pour décourager les importations.
La solution économique la plus efficiente n’est pas la suppression des protections tarifaires, comme le pratique aujourd’hui l’Union européenne, mais de mettre en place une certaine dose de protection du marché intérieur alliée à une politique de promotion des exportations au sein d’un espace économique cohérent ; c’est la politique que pratiquent également les économies émergentes avec succès.
Il n’est pas avéré que la croissance économique soit en relation directe avec le degré d’ouverture au commerce international, comme le montre le cas de l’Union européenne qui est désormais une économie ouverte mais à faible croissance.
Enfin, contrairement à ce que prétendent les libéraux depuis l’origine, le commerce ne garantit nullement la paix. Dans l’histoire, c’est le contraire qui est vrai ; les nations les plus commerçantes ont toujours été belliqueuses car elles ont utilisé la force pour s’ouvrir des marchés et éliminer des concurrents : exemple l’Angleterre. Il est donc faux de croire que la mondialisation de l’économie conduira à la paix perpétuelle ; au contraire, l’ouverture mondiale des frontières économiques met en concurrence non plus seulement des acteurs économiques mais les peuples et les civilisations eux-mêmes. Le libre-échange mondialiste mène fatalement au choc des civilisations, comme le montrent notamment les conséquences des migrations massives de populations.
Le tout n’est pas seulement la somme des parties.
L’accent mis sur la micro-économie a progressivement détourné le libéralisme de la bonne compréhension des sociétés humaines et, d’une façon générale, de tout ce qui est collectif et communautaire. Cela résulte aussi du fait que le libéralisme a été formulé à une époque (XVIIIe siècle notamment) où l’on avait de l’anthropologie une conception utopique : celle d’un homme primitif vivant de cueillette en dehors de toute culture, les institutions sociales étant perçues comme une contrainte faisant perdre à l’homme sa bonne nature.
Les intellectuels libéraux ont cru ensuite trouver dans la formulation de la théorie de l’évolution au XIXe siècle une confirmation de leurs analyses : le caractère spontané et structurant des micro-variations individuelles, la survie du mieux apte.
Le libéralisme est donc un individualisme méthodologique, qui pose que les individus sont la mesure de toute chose et à l’origine de la société. Cette conception a débouché sur l’idéologie politique des droits de l’homme qui expliquait justement que la société était faite pour les hommes, et non l’inverse, et que le but de l’organisation politique résidait dans la conservation des droits propres à chaque homme, et non dans la conservation de la communauté. Les droits de l’homme ont ainsi supplanté ceux de la citoyenneté.
Les libéraux conséquents ne reconnaissent aucune réalité, ni aucune légitimité souvent, aux entités et déterminants collectifs, à l’exception du concept de « marché » perçu comme la sommation des décisions économiques individuelles. Ils prônent la « société ouverte » (Hayek), c’est-à-dire un système où les institutions ne viendraient pas contrarier l’initiative des individus. Cette expression est cependant une contradiction dans les termes car ce qui fonde un ordre social consiste justement à organiser et à pacifier le choc des appétits individuels, donc à les restreindre.
Le libéralisme a, par conséquent, beaucoup de difficulté à concevoir que les relations de pouvoir puissent venir perturber son modèle. Les libéraux sont des optimistes qui pensent que les supériorités sont transitoires et susceptibles d’être recomposées par le marché.
Les libéraux finissent par oublier que les hommes sont « par nature des êtres de culture » (Gehlen) et qu’ils n’existent pas en dehors d’une culture et d’une société. Ils ignorent aussi que beaucoup d’animaux vivent en société et ne sont pas non plus des « individus ».
La société qu’ils préconisent, conçue comme une agrégation d’individus, est en réalité un chaos, comme le démontrent les sociétés occidentales qui ont été façonnées conformément à ces principes. Les libéraux négligent le fait que les hommes réagissent en fonction de l’idée qu’ils se font de leur intérêt : or, cette idée est aussi le fruit de leurs traditions et de leurs cultures. Ils négligent enfin que les hommes sont plus attachés à leur identité et à leur culture qu’à leur intérêt économique, a fortiori quand ce dernier n’est pas à court terme.
Il n’est pas avéré que « le marché » prenne nécessairement toujours les bonnes décisions ou, pour le dire autrement, que la société profite toujours des décisions du marché.
À l’âge de la mondialisation des échanges, les acteurs économiques prennent de plus en plus de décisions à court terme. Tous les observateurs le confirment. Les visions stratégiques à moyen ou long terme sont de plus en plus rares. Les exemples sont nombreux où « le marché » – c’est-à-dire les acteurs privés – a pris de mauvaises décisions (bulles spéculatives, actifs toxiques, crédits imprudents, …) ou a été incapable d’éviter des dérèglements majeurs (Madoff, Kerviel, …). Les marchés sont en effet conformistes, c’est-à-dire qu’ils ont tendance à imiter les pratiques qui semblent donner de bons résultats et de bons profits : cela contribue à amplifier l’effet des mauvaises décisions. Et cette amplification est désormais mondiale.
L’argument des libéraux selon lequel les erreurs privées sont toujours moins graves que les erreurs publiques néglige les effets sociaux des mauvaises décisions privées, a fortiori quand elles sont prises par des entreprises transnationales. Les libéraux, dans leur critique systématique de la mauvaise efficacité des politiques publiques comparée à l’efficience des entreprises privées, ignorent le fait que les entreprises ont tendance à externaliser leurs coûts et leurs échecs sur les États.
Ainsi afin d’améliorer leur profitabilité, les entreprises ont partout cherché à diminuer leurs coûts salariaux. Cela s’est produit par le développement de l’automation (au Japon, par exemple) et par l’encouragement à l’immigration, en particulier en Europe et en France. Les immigrés sont, en effet, moins syndiqués et acceptent des salaires plus bas que les autochtones. Le travail des femmes produit le même effet. C’est d’ailleurs pourquoi les entreprises sont en général les meilleurs partisans des mesures discriminatoires prises par les Etats en faveur de ces catégories, aux dépens des salariés mâles et autochtones.
Comme les coûts sociaux de ces politiques sont avant tout supportés par les finances publiques, elles sont tout bénéfice pour les entreprises. De même il est significatif que les Etats – c’est-à-dire le contribuable – aient été appelés au secours des banques et des institutions financières lors de la crise financière de 2008 ; ce qui montre à l’évidence que les erreurs privées peuvent être aussi graves que les erreurs publiques.
La tendance naturelle du capitalisme n’est pas le respect de la juste concurrence mais la concentration, l’intégration verticale et la financiarisation.
Ce point a clairement été diagnostiqué par les socialistes dès le XIXe siècle et c’est bien ce qui s’est passé à la fin du XXe siècle, avec la création des entreprises transnationales, des grands conglomérats et des bulles financières successives. Aujourd’hui, ces entreprises transnationales ont des surfaces financières et des capacités d’influence bien supérieures à celles de certains Etats : elles sont devenues des pouvoirs. La caractéristique principale de l’économie mondialisée est la dé-territorialité et la très grande mobilité du capital, qui lui permettent d’échapper aux régulations nationales et politiques. Cette évolution est renforcée par la financiarisation, qui pousse à vouloir réaliser des profits à court terme et à reconfigurer en permanence, voire à détruire, les entreprises pour cela. Sur ce plan les banques et les institutions financières sont les véritables dirigeants des entreprises, transnationales ou non.
Cette tendance rencontre cependant ses limites car plus les entreprises grandissent moins elles sont faciles à gérer et plus elles sont tentées de prendre de mauvaises décisions ou, en tout cas, pas meilleures que celles des Etats. C’est pourquoi il faut réguler la concentration des entreprises et surveiller l’exercice de la concurrence.
En outre, les grandes entreprises transnationales disposent, avec l’exercice du pouvoir médiatique et la suggestion (et sujétion) publicitaire, de puissants moyens de sidération du consommateur. De ce fait, l’équilibre entre l’offre et la demande n’est plus équitable puisque les grandes entreprises disposent du pouvoir de créer artificiellement des besoins éphémères.
On sait depuis le XIXe siècle que l’échange entre le travail et le capital n’est pas égal puisque le travailleur ne peut vivre sans salaire ni aides sociales. Mais depuis le XXe siècle et l’avènement de la publicité de masse, on sait que l’échange avec le consommateur n’est pas plus équitable.
L’économie occidentale repose en effet sur la stimulation de la consommation, par la création artificielle des besoins et par le crédit sans limite. Mais les effets pervers de cette stimulation – en particulier sur la santé publique ou l’environnement – sont supportés par les Etats et les consommateurs et non par les entreprises, qui ne privatisent que les prises de bénéfice. La stimulation constante de la consommation conduit à un monde de l’éphémère et de l’obsolescence, qui génère le nihilisme occidental.
La maîtrise des moyens de communication et des biens culturels par le système marchand a enfin des effets politiques majeurs, du moins dans les pays occidentaux : elle sape la démocratie car elle donne à ceux qui financent et donc dirigent les médias les moyens de choisir les dirigeants politiques et de formater l’opinion. On peut douter qu’ils le fassent sans considération de leurs intérêts propres.
Le néolibéralisme a voulu appliquer à partir de la fin du XXe siècle à toutes les institutions sociales les mesures inspirées de la théorie économique : suppression des statuts pour établir une « juste concurrence », hausse des tarifs pour obtenir des prix réels, équilibre des dépenses et des recettes pour les institutions publiques afin qu’elles soient le plus possible « rentables », diminutions d’impôts sur les entreprises, dérégulation, privatisation de services publics, externalisation des activités non régaliennes de l’Etat sur des opérateurs privés, promotion de l’assurance, des contrats, etc. Ces politiques se sont appuyées sur les succès présumés des politiques conduites dans les pays anglo-saxons à partir des années 1980 (Reagan, Thatcher).
On ne peut contester qu’avec l’avènement du néolibéralisme les entreprises soient devenues plus profitables. Mais la question est de savoir à quel coût cela s’est fait pour la société. En Europe, ce coût ne s’appelle-t-il pas chômage, immigration, déficits publics et croissance des inégalités de revenus ?
Les mesures prises ont surtout abouti à déstructurer les sociétés et les Etats en affaiblissant les protections au moment où les hommes en avaient besoin du fait des effets de l’ouverture mondiale des frontières économiques. Ce phénomène se constate aussi bien en Occident que dans les pays qui se sont vus appliquer les recommandations du FMI.
Les « paradis » tant vantés par les idéologues libéraux dans les années 1990 sont largement factices et les mesures prises n’ont manifestement pas abouti à des résultats meilleurs dans la durée que dans d’autres pay : ainsi les taux de chômage, les taux d’endettement public, la précarité des emplois ou la pauvreté aux Etats-Unis ou en Grande-Bretagne ne diffèrent pas sensiblement de la moyenne des pays développés, soit sont pires (endettement public notamment). La crise financière a montré aussi que le remplacement de la capitalisation par la répartition n’était pas la solution tant vantée par les néolibéraux pour les systèmes d’assurance sociale.
Contrairement à ce que prétend le néolibéralisme, il n’a pas institué un monde « gagnant-gagnant ». En fait, il y a bien des gagnants qui ont profité de ces mesures d’inspiration libérale : les économistes qui les ont préconisées et qui ont gagné une notoriété ce faisant, les professions juridiques, les cabinets de conseil et de communication, ceux qui ont pu acquérir des biens privatisés, les riches inactifs, ainsi que les grandes entreprises et les institutions financières qui ont vu baisser leurs charges ou qui ont profité des marchés d’externalisation publique. Les perdants sont ceux qui ne peuvent plus bénéficier de la gratuité et de la qualité des services publics et qui supportent la diminution des prestations sociales.
Le néolibéralisme est devenu l’idéologie de la superclasse dirigeante mondiale, c’est-à-dire l’idéologie de ceux qui bénéficient des avantages de la mondialisation et de la dérégulation des échanges marchands sans en supporter les conséquences désagréables, en particulier sans supporter les conséquences pénibles de l’ajustement économique et social permanent consécutif à la mise en concurrence mondiale des économies.
C’est ce qui explique que le néolibéralisme n’ait pas bonne presse en Occident et en particulier en France : les pays occidentaux ont subi en effet successivement la progression des prélèvements publics consécutive à la mise en place de l’Etat Providence, puis sa déconstruction néolibérale, sur fond de progression continue du chômage, de l’immigration et des déficits publics. Partout en Occident les classes moyennes autochtones ont fait les frais de la mondialisation des échanges vantée par les néolibéraux. On peut donc comprendre qu’elles n’aient plus aujourd’hui une « image positive » des grandes entreprises ni de la super-classe mondiale.
Les principales réalisations de la culture humaine, celles qui font que la vie vaut d’être vécue, ne sont pas le fruit de l’économie de marché mais le produit de la fonction souveraine, c’est-à-dire des églises, des princes et des Etats. Elles sont le produit d’une volonté, consciente ou non, de la « main invisible » des marchés.
Le capitalisme d’Etat, l’interventionnisme, diabolisés par les idéologues néolibéraux depuis la fin du XXe siècle, ont produit des résultats au moins équivalents, et dans bien des cas plus durables et supérieurs, à ceux de l’économie de marché. La première économie du monde, la Chine, est un capitalisme d’Etat. La maîtrise du nucléaire, l’aéronautique, la conquête spatiale, l’informatique, la recherche médicale n’auraient pas été possibles sans l’intervention décisive des Etats, qui en ont supporté les risques.
La soumission de tout à la loi du marché (marchandisation du monde), loin de constituer une amélioration, n’a abouti qu’à un appauvrissement culturel généralisé à l’image de ce qui s’est passé dans l’univers médiatique.
Il en va ainsi parce que le libéralisme poussé dans ses implications ultimes est un agent dissolvant de tout ordre social, ce que les socialistes reconnaissaient d’ailleurs positivement au XIXe siècle, pour sa contribution à l’avènement de la révolution mondiale.
Le libéralisme conduit en effet à délégitimer toutes les institutions, toutes les traditions, toutes les préférences culturelles, réputées faire obstacle à l’optimum économique, au nom de l’efficience réputée supérieure des initiatives des individus sur le marché libre. La seule distinction que le néolibéralisme ne conteste pas porte sur les différences de richesses, qui seraient hautement morales à ses yeux, car elles sont censées rémunérer des talents supérieurs.
Il délégitime aussi tout volontarisme politique, au nom de la critique des effets pervers du « constructivisme ». Mais il est un ardent défenseur du volontarisme des grandes entreprises transnationales…
Le libéralisme repose sur la croyance en la supériorité d’un modèle économique et social, le gouvernement des choses en dehors de toute régulation humaine, qui malheureusement ne fonctionne nulle part d’une façon pure et parfaite. Mais au lieu d’en tirer une nécessaire modestie, le néolibéralisme prétend plier la réalité à ses postulats. Cette attitude conduit les idéologues néolibéraux à négliger les conséquences désagréables des politiques qu’ils préconisent et qu’au demeurant en général ils ne supportent pas personnellement, bien au contraire.
Le néolibéralisme est donc une idéologie commode qui prône l’indifférenciation et la soumission aux lois abstraites du marché pour la population, tout en justifiant les inégalités de richesse en faveur des puissants.
Nous vivons aujourd’hui la déconstruction de tout ordre social par la mise en œuvre des principes libéraux poussés à leurs limites. Car les sociétés occidentales ont été soumises à une véritable révolution néolibérale et sont en train d’imploser pour cette raison même. Mais cette déconstruction suscite désormais la révolte croissante des peuples et des identités contre le système qui s’est mis en place.
Michel Geoffroy
22/02/2011
- Censure : un coup de pied bienvenu dans la fourmilière - 6 décembre 2024
- De quoi la dette est-elle le nom ? Introduction au Forum de la Dissidence - 17 novembre 2024
- Non aux impôts, oui à l’arrêt des dépenses nuisibles ! - 17 octobre 2024