Par Pierre Boisguilbert, journaliste spécialiste des médias et chroniqueur de politique étrangère ♦ La disparition du prince Philip aura créé un émoi en Europe, bien au-delà des cercles proches des têtes couronnées. Pourquoi ? Peut-être bien tout simplement car cette figure (re)découverte par beaucoup représente quelque chose de la grandeur de la civilisation européenne. Pierre Boisguilbert revient sur la vie de cet homme, symbole d’un autre temps.
Polémia
Patrie choisie
Il s’est battu pour sa patrie choisie. Prince de Grèce et de Danemark, il est le cinquième enfant et seul fils du prince André de Grèce et de la princesse Alice de Battenberg, le petit-fils du roi des Hellènes Georges Ier et un cousin germain des rois Georges II et Paul Ier. Il est également un petit-neveu de la dernière tsarine, Alexandra Fiodorovna Romanova, et de la princesse Irène de Prusse, belle-sœur de l’empereur allemand Guillaume II. Sa mère Alice de Battenberg étant arrière-petite-fille de la reine Victoria, Philip de Battenberg est lui-même arrière-arrière-petit-fils de la souveraine. Il rejoint la Royal Navy à l’âge de 18 ans en 1939. Avant l’annonce officielle de ses fiançailles avec l’héritière du trône britannique, il renonce à ses titres et prédicats royaux grecs et danois, se convertit de la religion orthodoxe grecque à l’anglicanisme et devient sujet naturalisé britannique, adoptant le nom de famille Mountbatten de ses grands-parents maternels britanniques.
Un personnage de Kipling
Il venait d’un temps ou l’Europe pensait dominer le monde et où Britannia était encore l’empire sur lequel le soleil ne se couchait jamais. Il s’est comporté toute sa vie comme un chevalier de la Table ronde au service de son monarque, sa femme. Bien sûr, il n’aurait pas trouvé le Graal car, comme pour Lancelot, sa fidélité charnelle n’a pas résisté à toutes les tentations. Les féministes cependant devraient lui rendre hommage : cet homme toujours trois pas derrière son épouse, cela devrait leur plaire. Il était un témoin vivant d’un autre temps. Un temps où le flegme était plus apprécié que l’émotion surjouée et permanente. Un temps où l’humour pouvait s’affranchir de la dictature des victimisations. Il était correct, mais pas politiquement correct. Certaines de ses boutades manifestaient clairement une forme de condescendance aristocratique, voire impériale. Au président du Nigeria qui le recevait vêtu du traditionnel boubou, le prince lança en 2003 : « On dirait que vous êtes prêt pour aller au lit ! » A un aborigène, il demanda en 2002 : « Vous vous battez toujours à coups de lance ? » A un patron indien, lors d’une cérémonie célébrant la diversité du Royaume-Uni en 2009 : « Il y a beaucoup de gens de votre famille ce soir ! » « De quelle partie exotique du monde venez-vous ? », demanda-t-il à un lord d’origine jamaïcaine. « Que faites-vous ici ? », demanda-t-il à un rédacteur en chef du quotidien The Independent. « J’ai été invité, Sir », répondit ce dernier. Cinglante, la réplique ne se fit pas attendre : « Vous n’étiez pas obligé de venir ! »
Il avait démontré un courage réel pendant la guerre et tout au long de sa vie, une classe qui faisait oublier son statut de soumis au protocole. Chef de famille, il avait imposé à Charles l’éducation écossaise qui l’avait formé lui-même à la dure et avait donné au royaume des générations de marins et de colons, imposant leur style dans tous les pays où ils sont passés. Le flegme, l’humour, le style, tout est dit. Avec le Prince Philip un archétype de l’homme blanc disparait. Il aura survécu bien plus longtemps que son monde, que notre monde. Un monde moqué, méprisé et surtout haï par ceux qu’il a dominés de façon incontestable.
Philip faisait des blagues jugées racistes mais n’était pas raciste, comme la reine. Il était du Commonwealth qu’il a arpenté pendant des décennies aux cotés de la reine. Il n’était pas raciste, mais était un homme blanc quand il n’était pas honteux de l’être. Il n’a jamais été « l’homme qui voulait être roi », mais il aurait pu être un personnage de Kipling, le chantre de l’empire.
Et demain ?
Elizabeth II est veuve et le royaume s’inquiète pour elle. Et pourtant, son abdication n’est pas à l’ordre du jour à Londres. En 1994, en Australie, un réfugié cambodgien avait tiré sur le prince Charles pendant une allocution. Tir a blanc mais le prince héritier, qui l’ignorait, n’avait pas bougé d’un pouce, restant ferme et droit — avec un flegme qui lui venait de son père. Ainsi le prince de Galles n’est-il pas le duc d’Edinbourg, mais il en a hérité certaines qualités. S’il accède au trône, on verra le roi qu’il sera. Certainement pas celui que présente la presse — heureusement pour le royaume.
Pierre Boisguilbert
13/04/2021
Source : Correspondance Polémia