Les vocations les plus brillantes et les inventions les plus fécondes sont nées de la fréquentation du latin et du grec, rappelle Anne-Sophie Letac, ancienne élève de l’École Normale supérieure, agrégée d’histoire, professeur en classes préparatoires au Lycée Lavoisier et à Intégrale.
Dans La Faculté de l’inutile, l’écrivain soviétique Youri Dombrowski décrit une société stalinienne où la faculté de droit est reléguée parmi les vieilleries du passé, et son enseignement considéré comme un ensemble d’arguties et de chicanes sans objet, par opposition à la vérité détenue par le Parti. À considérer la nouvelle réforme du collège qui devrait entrer en vigueur en 2016, force est de constater, mutatis mutandis bien sûr, qu’il existe dans notre pays pourtant démocratique un « collège de l’inutile ».
La ministre a fermement remanié le contenu du chaudron de l’éducation de masse, parcouru de bulles de contradiction explosives. Elle filtre les ingrédients d’une potion scolaire censée pacifier les mœurs relâchées, gommer la honte du classement Pisa, et amenuiser le taux de chômage des jeunes.
Dans un but de démocratisation, les « contenus plus réalistes » interdiront les classes européennes et bilingues trop élitistes, et les langues anciennes seront intégrées dans les cours de français, autant dire supprimées au profit d’une seconde langue vivante en cinquième. Utilitarisme, volontarisme sont les mots d’ordre de la réforme, leitmotiv épuisant depuis trente ans. La sentence des Shadoks : « En essayant continuellement, on finit par réussir. Donc : plus ça rate, et plus on a de chances que ça marche » est aussi appropriée à l’Éducation nationale qu’à une usine de boulons gérée par le Gosplan. On serait tenté avec malice de voir dans les 20 % d’autonomie d’emploi du temps laissés aux collèges un avatar de la décentralisation décrétée en URSS par Khrouchtchev.
Il est vrai qu’entre recettes de cuisine au garum et coiffures de dames romaines, la déclinaison latine a bien décliné. Optionnel, le cours de latin est sans cesse menacé de désertion par un jeune public conscient qu’il suffit de baisser le pouce pour changer la donne. Pour l’amadouer, le professeur raconte bien la mythologie, mais, souvent, le public s’ennuie tout de même, surtout quand les parents ont choisi l’option de manière stratégique. On est loin de Julien Gracq qui rappelait en 2000 que « outre leur langue maternelle, les collégiens apprenaient jadis une seule langue, le latin. Moins une langue morte que le stimulus artistique incomparable d’une langue entièrement filtrée par une littérature ». Loin aussi d’Antonio Gramsci, qui écrivait en 1932 :
« On n’apprenait pas le latin et le grec pour les parler, ou pour devenir domestique ou correspondant commercial. On les apprenait pour connaître directement la civilisation des deux peuples, qui constitue le présupposé nécessaire de la civilisation moderne, on les apprenait autrement dit pour être soi-même et se connaître soi-même consciemment » (textes compilés par Nuccio Ordine dans son Manifeste sur l’utilité de l’inutile).
Dans un souci de pragmatisme, laissons de côté l’argument quelque peu usé du latin comme fondement de la civilisation et comme racine culturelle et linguistique de l’Europe. Reste une question : est-il bien raisonnable de tuer une langue déjà morte, et qui plus est, optionnelle ? N’est-ce pas céder à « cette manie du rabaissement… profondément française, pays de l’égalité et de l’anti-liberté » évoquée par ce pessimiste de Flaubert dans une lettre à Louise Colet en… 1852 ? En termes d’utilité, les économies faites sur les professeurs de langues anciennes privés de raison d’être sont minimes au regard de celles qu’engendrerait une gestion de qualité de l’informatique des établissements et l’abandon des logiciels achetés au rabais dans un esprit d’économie à courte vue. Bien inutiles aussi les « initiations au numérique », nouveau sésame de la connaissance, pratiquées sur un public plus averti que le professeur.
Méfions-nous enfin de l’inutilité des choses : Alan Turing a inventé l’informatique à Cambridge dans un univers peuplé de sciences et de langues anciennes. John Ronald Tolkien, passionné de philologie comparée, professeur de vieil anglais à Oxford, a engendré un tourbillon marchand de milliards de dollars en laissant imprudemment après lui Le Seigneur des anneaux, œuvre qu’il ne reconnaîtrait d’ailleurs probablement plus en cas de retour sur terre. Et, contrairement à une illusion collective, les mathématiques pures ne « servent » absolument à rien. Du moins pas plus que le latin, discipline de construction logique brillante, excellente pour le cerveau, dont on découvrira un jour qu’elle est à la maladie d’Alzheimer ce que le brocoli est au cancer du colon, qu’elle vaut tous les jeux de logique, toutes les gymnastiques de mémoire vendues sur Amazon. Il y a d’ailleurs fort à parier que tels les légumes oubliés, panais, topinambours et potimarrons, les langues anciennes ressortiront sur le marché, labellisées bio et très chèrement payées par des parents avisés.
« Une tyrannie sacerdotale est au fond de ces cœurs étroits. Il faut tout régler, tout refaire, reconstituer sur d’autres bases. Il n’est pas de sottise ni de vice qui ne trouve son compte à ces rêves. »
Toujours Flaubert, toujours en… 1852.
Anne-Sophie Letac
Source : lefigaro.fr
16/03/2015