Penseur joyeux et tragique de la modernité et de la post modernité, Francois-Bernard Huyghe est mort en stoïcien le 1er septembre. Il laisse derrière lui une œuvre immense, qu’évoque ici Goulven Laënnec, un professeur de philosophie qui étudie en particulier la post-modernité et les transmutations qu’elle produit dans la pensée, l’art et les idéologies.
Polémia
Un brillant analyste
François-Bernard Huyghe qui vient de disparaître nous laisse une œuvre considérable, faite de livres, de conférences, d’articles dans des revues et magazines, de posts sur son blog, d’interviews réalisées à la télévision ou dans des publications. A l’instar de son père René Huyghe, dont l’œuvre de « Psychologie de l’Art » (titre de sa chaire au Collège de France) constitue à côté de celle de Malraux une somme exceptionnelle pour l’interprétation et la compréhension, esthétiques mais aussi philosophiques, de ce qui a été l’Art qu’on appelle de façon restrictive occidental, celle de François-Bernard Huyghe forme un corpus cohérent de connaissance de ce qu’on pourrait appeler l’idéologie du leurre, arme essentielle de l’hégémonie sur le monde.
François-Bernard semble avoir eu un parcours atypique dès sa jeunesse : brillant comme il l’était, il n’a pas préparé de concours d’entrée à de grandes écoles, mais fait des études de droit et de politologie. Sceptique sur les utopies ou les contre-utopies comme il l’a montré, on dit qu’il a participé à des actions de barrage aux milices « révolutionnaires » de l’époque à l’université sans pour autant avoir paru adhérer à un mouvement, notamment sur le plan intellectuel.
Comme un ethnologue étudie les cultures des civilisations, comme un historien de l’Art étudie les créations des artistes, François-Bernard avait entrepris d’étudier les discours du faire croire de ceux qui exercent le leadership.
La Soft-idéologie, le premier d’entre eux était dès 1987 l’un des rares livres qui prévoit de façon impressionnante – avant la chute de l’URSS et la métamorphose du « monde libre » en planète – la conjonction des trois victoires irrésistibles qui ont forgée dans la décennie 90 la doctrine de l’upperclass peu à peu dirigeante : victoire idéologique et culturelle de l’extrême-gauche sur les idées conservatrices, nationales ou sur la nouvelle droite ; victoire économique de l’extrême libéralisme financier mondialiste sur les socialismes ; victoire politique de la position centriste, devenant l’extrême-centre, sur les positionnements partisans à gauche ou à droite. Tout cela accompagné par la lutte des classes, qui renverse (sans révolution violente apparente) la classe dirigeante, la bourgeoisie industrielle, et la remplace désormais par la caste issue de la fusion entre banquiers, directeurs de fonds et de grandes entreprises, et hauts-fonctionnaires.
C’est de l’amalgame improbable et surprenant de cette triple victoire qu’est née un monstre ou une chimère, l’idéologie mère du « neo-cons », c’est-à- dire du néo-conservatisme américaine (qui n’a rien à voir avec la Konservative Revolution). Elle inspire la politique d’hégémonie exclusiviste des États-Unis d’Amérique sur le monde, et en premier lieu sur le dominion confus qu’est l’Europe, conquise dès l’opération Overlord, mais également sur le Moyen-Orient, l’Asie du Sud Est, le Japon etc.
La soft-idéologie, qui « mêle gestion conservatrice et rêves soixante-huitards » est l’expression d’un désarmement intellectuel et moral subliminal obtenu par l’utilisation du soft-power que donne d’une part l’american way of life avec Holywood, Coca-Cola, Boeing, Disney, IBM, Mac Donald, Levi’s, etc. d’autre part l’influence symbolique (les MBA à Harvard, Stanford, Berkeley, et leurs alumni, etc).
Elle légitime tout ce que peut annoncer la « pensée unique » qui déjà exclut subrepticement toute possibilité d’objection, a fortiori d’opposition, rejetées comme forces de désordre voire de violence. C’est la continuation du « terrorisme intellectuel » pratiqué durant la IVème République, mais en beaucoup plus malin. Il s’agit d’intensifier la pratique de la censure et l’exclusion, mais sans interdit visible, imposé par la coercition, par un discours soft consensuel, résigné et hédoniste. François-Bernard Huyghe en renvoyant au monde cette image stupéfie tous les « leaders d’opinion », qui lui emboite le pas pour les plus intelligents, ou grimacent pour les autres, scandalisés par cette irrévérence qui congédie leurs répétitions à satiété des dogmes sur lesquels était assise leur autorité.
Un travail essentiel
La Langue de coton qui suivra décrit très concrètement les techniques et les méthodes oratoires et rédactionnelles qu’emploie les dominants pour asseoir leur pouvoir. « La langue de coton a le mérite de penser pour vous, de paralyser toute contradiction, et de garantir un pouvoir insoupçonné sur le lecteur ou l’auditeur. » Elle confère donc l’autorité, qui donne le plein pouvoir.
Par la suite, lorsque la soft-idéologie et sa langue de coton sont captés par les nouveaux maîtres de l’univers néo-libéraux (qui n’ont rien de libéraux) après le crash du monde socialiste, François-Bernard Huyghe oriente sa pensée dans trois directions : l’histoire des mythes eurasiens, constitués par le mixte des informations et désinformations qui circulent le long des routes de la soie ou des épices ; la médiologie, fondée par Régis Debray, qui étudie comment les idées sont formatées par leur véhicule de transmission ; l’analyse en live des phénomènes d’intoxication qui apparaissent avec la révolution numérique et la vogue des réseaux sociaux, ou se transforment avec elle : cyber, terrorismes, influences géopolitiques, à laquelle il se livrera avec l’IRIS, think-tank dédié à l’étude des stratégies internationales.
Les ouvrages incontournables qu’il publie selon ces trois perspectives sont donc notamment La route de la soie ou les empires du mirage, Les Coureurs d’épice, d’une part. Maîtres du faire croire, de la propagande à l’influence, L’ennemi à l’ère numérique, La Désinformation, L’Art de la guerre idéologique, et son dernier livre, La Bataille des mots ; La Quatrième guerre mondiale, Le terrorisme, violence et propagande, Réflexions sur le Cyber, Fake-News, etc.
Cette œuvre apparait très cohérente de bout en bout : elle éclaire pour les dénoncer les nouveaux pouvoirs qui utilisent les techniques de la persuasion et de la subjugation pour s’imposer sans avoir à user de la coercition, coercition qu’ils savent pourtant utiliser contre les soulèvements, comme on a pu le voir ces temps derniers.
En cela, François-Bernard Huyghe, qui a conçu sa propre discipline, est un des grands penseurs de la modernité et de la post-modernité : avec Marshall Mc Luhan, Jean Baudrillard, Régis Debray, Gilles Lipovetski, Raymond Boudon, Michel Maffesoli…
Il se trouve sur un échiquier de plusieurs thématiques essentielles. Ainsi il fait partie de ceux qui se sont consacrés à l’étude de la production d’une réalité virtuelle destinée à doubler la réalité pour la masquer et rendre dépendants les gens. Ensuite, il prend la suite de tous ceux qui se sont attachés à décrire les mécanismes des propagandes de guerre, et dont il prend la suite, il explique l’évolution et la professionnalisation de ces règles. Enfin il rend compte des modalités d’influence sur les opinions, et même de la façon dont on parvient à prendre le contrôle des consciences des individus et des foules, par des processus qui ressemblent aux phénomènes de contagion et d’imprégnations (impreatment) dans la biologie.
Et il étudie de façon clinique en renversant les perspectives les opérations de terrorisme, de complotisme etc., acceptant de les commenter « à chaud » sur les chaines télévisées d’information continue par exemple.
Son but est de dessiller les yeux, pour permettre de voir. Il ne construit pas de doctrine politique ni de philosophie. S’il a une doctrine politique, ce serait probablement celle de George Orwell, qui n’en avait pas hormis celle de refuser la domination de Big Brother. Et s’il a une philosophie, ce serait sans doute celle de Clément Rosset. Ce philosophe essaie de penser le réel sans échappatoire sous forme de monde parallèle : le réel est ce qui est, sans double. Le trompe-l’œil du double exprime le refus du réel ou la volonté de tromper. D’où une conception joyeuse et tragique tout-à-la fois. C’était sans doute celle de François-Bernard Huyghe, dont l’œuvre apparait à la fois objective et dépourvue d’émotivité et en même temps empreinte de gaité, d’ironie et d’humour.
Tous ceux qui s’opposent à la dénaturation des esprits entreprise pour obtenir une déconstruction chaotique des civilisations suivront encore longtemps les analyses clairvoyantes de François-Bernard Huyghe.
Il reste un phare puissamment allumé alors que nous naviguons dans la tempête.
Goulven Laënnec
24/09/2022