Par Johan Hardoy ♦ Deux approches françaises de la Russie : Le cauchemar russe – Abécédaire de clichés et fantasmes occidentaux de Matthieu Buge (Éditions du Courrier de Russie, 221 pages, 18 euros), et Paris-Moscou – Aller simple contre le féminisme de Yannick Jaffré (Éditions La Nouvelle Librairie, 237 pages, 15,50 euros).
Deux de nos compatriotes, russophones et russophiles, nous proposent des éléments utiles pour mieux connaître la Russie, par-delà les idées reçues qui foisonnent sous nos cieux.
Contre une vision occidentalocentriste
Matthieu Buge a suivi des études littéraires et historiques à Sciences Po Paris avant de s’installer en Russie en 2012. Ce jeune auteur, qui connaît l’histoire de son pays d’adoption, constate qu’une trentaine d’années après la fin de la Guerre froide, les élites occidentales persistent à développer une véritable russophobie, motivée ultimement par le rêve de normaliser un peuple physiquement et culturellement proche mais qui refuse toujours d’adopter leur « Modèle ».
Contrairement aux pays anglo-saxons, les nations européennes auraient pourtant besoin de la Russie et donc tout intérêt à méditer les propos du grand juriste et philosophe allemand Carl Schmitt : « Si (un peuple) accepte qu’un étranger lui dicte le choix de son ennemi et lui dise contre qui il a le droit ou non de se battre, il cesse d’être un peuple politiquement libre et il est incorporé ou subordonné à un autre système politique ».
Voici donc, parmi les vingt-six stéréotypes proposés par l’auteur sous la forme d’un abécédaire, un très bref extrait de ses réflexions qui nous renseignent tout autant sur la Russie que sur nous-mêmes :
La Grande Guerre patriotique
Durant la Seconde Guerre mondiale, depuis l’invasion de l’URSS jusqu’à la retraite allemande, les territoires de l’Europe orientale ont été soumis à la plus intense et la plus vaste entreprise de destruction de l’Histoire. En mai 1945, 57 % des Français estimaient que l’URSS était la nation ayant le plus contribué à la victoire, 20 % penchant pour les États-Unis. Sept décennies et des centaines de films hollywoodiens plus tard, la proportion s’est inversée. Dans vingt ans, les sondés répondront certainement, à 57 % : Brad Pitt !
La propagande
Depuis la Révolution d’Octobre, les Russes en seraient « abreuvés » au point qu’ils ignoreraient les réalités de leur pays. L’auteur remarque au passage qu’en Occident, « l’idéologie dominante, celle de l’élite, tient les rênes de l’ersatz de débat intellectuel et médiatique ». Donc, oui, la propagande d’État existe aussi en Russie mais elle est beaucoup plus « balourde » que son homologue des pays de l’Ouest, ce qui engendre par réaction des opinions beaucoup moins binaires au sein de la population, excepté sur la question de l’Ukraine où les passions sont désormais exacerbées.
Eltsine vs. Poutine
Il existe une sorte de loi selon laquelle les dirigeants russes appréciés en Occident se voient attribuer par le peuple russe le doux surnom de « bouc ». Il en était ainsi avec Boris Eltsine qui, après avoir initialement lancé l’armée sur le parlement, a fait souffrir la population en initiant une refonte économique néo-libérale, encouragée par les États-Unis et des oligarques locaux trop heureux de profiter du chaos économique et social pour tenter de s’emparer des ressources naturelles du pays. Puis l’Occident regretta bientôt ce dirigeant alcoolique dès l’arrivée de Poutine, qui demeure toujours populaire en Russie une vingtaine d’années après sa prise de fonction. En effet, une classe moyenne a pu émerger, les grands centres urbains embellissent et le solde démographique sur la période est en hausse, sans parler du retour du pays sur la scène internationale. Tout n’est pas rose cependant, comme les coupes dans les budgets de la santé et de l’éducation, la corruption ordinaire qui n’est pas un mythe ou les lourdeurs administratives (celui qui n’a pas eu affaire à l’administration russe ne peut affirmer connaître réellement ce pays !). Cependant, les critiques occidentales ne portent quasiment pas sur ces sujets.
Sachant que les Russes font naturellement bloc dans l’adversité, il est permis de s’interroger sur le paradoxe qui résulte de la politique agressive du Département d’État américain : à force de vouloir contrecarrer Poutine, ne l’aide-t-il pas à se maintenir au pouvoir ?
Le charme slave
Après s’être intéressé, dans un précédent ouvrage, à « Vladimir Bonaparte Poutine », Yannick Jaffré, qui est par ailleurs professeur agrégé de philosophie, se passionne pour la gent féminine en Russie. Il relate ses expériences dans ce « pays ami » qui lui demeure malgré tout étranger, car il reste profondément marqué par la nostalgie d’une France qu’il voit disparaître. Il lui est ainsi difficile d’expliquer à des Russes, dont l’imaginaire est souvent « parisianolâtre », tant cette ville représente à leurs yeux un emblème de goût et de raffinement, les raisons pour lesquelles elle n’a plus qu’un rapport autre qu’architectural avec la « ville lumière » des deux siècles derniers. Par quelle folie les Français en sont-ils arrivés là ?
Son livre comporte également de longues et profondes réflexions sur l’idéologie néo-féministe. De fait, « la cause homosexuelle adossée au féminisme constitue, avec le culte de l’immigré africain, le second article de la nouvelle religion civile française ; et elle trace l’autre frontière anthropologico-politique séparant d’est en ouest le continent européen ».
Le 8 mars après le 23 février
La « Journée internationale de la femme » est célébrée de façon bien différente en France ou en Russie. Chez nous, elle vise à affirmer l’égalité des sexes, alors que là-bas, elle donne lieu à un éloge de la différence. Quelques jours, plus tôt, le 23 février, les femmes russes honorent les hommes, du petit garçon au grand-père, comme « défenseurs de la patrie », chose inconcevable en France.
L’auteur s’interroge encore, en constatant que le centre de gravité de la grâce s’est déplacé de Paris à Moscou : qu’est devenue la galanterie française ?
La révolution libérale-libertaire reste à l’Ouest
Dans nos contrées, le libéralisme occidental et la société de consommation, y compris sous un vernis marxiste-léniniste en Mai 1968, se sont révélés révolutionnaires sur le chapitre des relations entre les hommes et les femmes.
À partir des années 2000, les conceptions déconstructionnistes relayées par les campus américains, dont les bases ont été posées dans les années soixante par la French Theory, ont commencé à trouver une épaisse traduction dans le réel en s’attaquant au « phallocentrisme » et à la différence sexuelle elle-même. Bien que minoritaires en nombre, celles-ci dominent de plus en plus l’espace mental américain et ouest-européen. L’hostilité entre les sexes organisée par ce post-féminisme n’en reste pas moins à terme insupportable, tant par son infirmité propre que sous la pression culturelle d’une immigration réellement misogyne.
En Russie, malgré les années Eltsine, le puritano-féminisme de « balance ton porc », la théorie du genre et l’hostilité égalitariste ne se sont pas imposés dans les mœurs, loin de là.
Le communisme n’a été que brièvement révolutionnaire dans ce domaine. En dépit de déclarations impeccablement féministes, Lénine jugeait « tout à fait anti-marxistes et antisociales » les théories d’amour libre proclamées par sa compagne Alexandra Kollontaï, qui déclarait que l’acte sexuel devait être aussi simple que de boire un verre d’eau. Par la suite, l’entrée des femmes dans l’industrie n’a pas contredit les mentalités du vieux matriarcat rural et conservateur. De leur côté, les communistes français étaient opposés à l’éclatement libertaire de la famille, à la contraception et à l’avortement, considérés comme des « vices de la bourgeoisie ».
Enfin, pour les Français qui rencontreraient des femmes russes, sachez qu’il est totalement exclu que celles-ci payent quoi que ce soit au restaurant, dans les bars ou en voyage, sous peine de discrédit absolu pour les radins !
Johan Hardoy
08/06/2021
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