Agrégé de philosophie et énarque, Thomas Viain a enseigné dans la France périphérique avant d’exercer en tant qu’analyste, administrateur et juriste au sein de ministères régaliens. Dans La sélection des intelligences – Pourquoi notre système produit des élites sans vision (Éditions l’Artilleur, 168 pages, 18 euros), un livre stimulant et de haute tenue philosophique, il propose une réflexion de fond sur le mode de pensée « horizontal » valorisé par l’institution scolaire et, ultimement, par des élites politico-administratives dont le langage ressemble désormais trait pour trait à celui que produit l’intelligence artificielle !
Deux formes de pensée
Thomas Viain distingue deux types de raisonnement majeurs : le premier, qualifié d’« horizontal », s’organise selon une structure « en réseau » ; le second, « vertical », repose sur des principes supérieurs hiérarchisés.
Bien que largement prédominante à notre époque, la construction réticulaire de la pensée horizontale pose problème du fait d’un risque de manque de cohérence entre des concepts non hiérarchisés et susceptibles de faire fi du principe de non-contradiction.
Sa diffusion dans notre pays, difficile à dater avec précision, résulte d’une conjonction historique caractérisée par la rupture avec un ordre articulé autour de la religion et la tradition, la spécialisation accrue des savoirs scientifiques et le projet républicain d’un accès à l’éducation offert à une masse d’élèves aux talents et motivations très hétérogènes.
Selon l’auteur, cette pensée n’est pas la conséquence de ce qu’il est convenu d’appeler la « fin des grands récits » de types religieux ou idéologiques, car « le sacré ou des formes d’absolu continuent de traverser nos sociétés ». De fait, des valeurs considérées comme « ultimes » et « vraies » informent toujours le corps social en se réclamant des droits de l’homme, de ceux des femmes ou des enfants, de l’écologie, de la nation, du libéralisme, du néo-marxisme, etc.
Par ailleurs, les religions, même si elles sont devenues « un discours parmi les autres », comptent toujours de nombreux adeptes, bien qu’elles aient perdu leur capacité à offrir à la société globale « une architecture au sein de laquelle s’enchâsseraient différents niveaux de généralité ».
La pensée horizontale ne se définit donc pas par une ignorance ou un mépris des valeurs, mais plutôt par leur défaut d’articulation globale.
Avec son fameux « en même temps », Emmanuel Macron illustre ce mode de raisonnement chez les dirigeants politiques. Le Président « ne souffre pas d’un manque de convictions, mais d’une absence de relief dans l’organisation de ses savoirs, comme les meilleurs élèves issus des grandes écoles ».
« La crise Covid a été un révélateur spectaculaire des limites de cette forme d’intelligence, dans son impuissance à nous présenter une vision unifiée de l’homme et de sa destinée dans une situation inédite. » Durant cette période, des penseurs comme Gaspard Koenig ou André Comte-Sponville ont pourtant démontré qu’il était largement possible de « reverticaliser » le débat public à partir d’une perspective anthropologique solide, en questionnant le sens des libertés dans les sociétés démocratiques ou la nature des rapports entre les différentes catégories d’âge de la population.
Selon l’auteur, le dernier exemple historique de Chef d’État français proposant une vision du monde « verticale » demeure Charles de Gaulle. Celui-ci disait ainsi à son garde des Sceaux : « Souvenez-vous de ceci : il y a d’abord la France, ensuite l’État, enfin, autant que les intérêts majeurs des deux sont sauvegardés, le droit. »
Cette dimension verticale ne consiste pas à « prioriser » les problèmes selon leur importance relative, mais à « emboîter » hiérarchiquement les concepts à la façon des poupées russes : « Un chat est englobé dans l’idée que je me fais d’un animal, qui est elle-même comprise dans la catégorie d’être vivant. »
Aristote défendait l’idée que c’est en s’élevant aux principes que l’on accède à une connaissance des choses particulières qui en dépendent. « Aujourd’hui, on le traiterait de charlatan pour ne s’être pas déplacé, carnet en main, “au plus près du terrain” », tant la survalorisation des expériences les plus hétéroclites et le culte de l’anecdotique ont remplacé la puissance d’organisation de la pensée aux yeux de nos contemporains.
Au Ve siècle, alors que « mille systèmes philosophiques s’affrontent », saint Augustin « intègre leurs diverses influences de manière organique, par cercles concentriques, et non de manière systémique ».
Chez Descartes, la philosophie est vue « comme un arbre, dont les racines sont la métaphysique, le tronc la physique, et les branches toutes les autres sciences, notamment la médecine, la mécanique et la morale ».
Au XIXe siècle, un penseur comme Alexis de Tocqueville propose également une perspective verticale : « Il suffit d’en ouvrir une page pour voir qu’il nous livre d’un bloc une vision de l’homme et une explication sociologique en découlant. »
De nos jours, même si les idées et les représentations circulent en flux planétaires, il reste largement possible de les recontextualiser après les avoir assimilées et digérées. Emmanuel Todd donne l’exemple d’un chercheur capable « de réenchâsser avec méthode la mosaïque de postulats sous-jacents au débat public, dans une architecture anthropologique profonde et ordonnée, permettant de donner leur place aux structures familiales, aux contraintes économiques, à la rationalité des acteurs ».
L’Éducation nationale fabrique la pensée horizontale
Depuis plusieurs décennies, l’institution scolaire a largement favorisé l’intelligence horizontale, car « la massification de l’enseignement, pour des raisons structurelles liées à une logique de gestion de flux, n’a malheureusement permis qu’à la marge le déploiement, l’expression et l’accroissement d’une intelligence verticale, c’est-à-dire capable de réorganiser les savoirs de manière méthodique ».
De fait, les élèves prennent l’habitude de mettre en concurrence toutes les notions enseignées pour exercer leur « esprit critique », voyant au fil du temps se réduire la probabilité d’une transformation qualitative de leur raisonnement. À partir du collège, « le tombereau de connaissances qui [leur] tombe dessus exclut par construction qu’elles puissent, comme par miracle, être acquises à partir d’une démarche très autonome et individualisée ».
« Le bachotage permettra de faire des liens horizontaux entre différents sujets, mais n’arrivera jamais à trouver un lien hiérarchique, qui ne peut naître que de la longue fréquentation d’un sujet. »
« Notre institution scolaire, depuis les petites classes du primaire jusqu’aux bancs de l’université ou des grandes écoles » s’est « muée en un parcours de formation pour des intelligences n’ayant plus besoin d’organiser leurs savoirs à partir de principes hiérarchisés entre eux et devenant ainsi capables d’une polyvalence pratiquement sans limites ». Ainsi, l’école « sélectionne, encourage et nourrit une forme de pensée très spécifique (…) qui consiste à aplatir les savoirs en une sorte de bric-à-brac de liens entre auteurs, sources, théories, arguments et contre-arguments permettant d’avoir un avis pondéré et informé sur tout ».
Comme dans l’allégorie de la Caverne de Platon, « où des objets en trois dimensions sont projetés en deux dimensions sur les parois planes de la caverne, les objets considérés par nos intelligences scolaires ont perdu leur tridimensionnalité pour être mis en relation entre eux sur une surface. Ainsi, les plus doués du système scolaire, intelligences déliées, voient dans le jeu des apprentissages académiques comme un immense Tetris [jeu vidéo de puzzle] d’auteurs, de thèses et d’arguments, souvent très amusant. »
Une argumentation ou un raisonnement cohérents dépendent pourtant « d’une foule de présupposés, de postulats, de principes plus généraux qui se rattachent à différents domaines ». L’approche constructive consiste à s’interroger sur ces représentations afin de leur attribuer leur juste place hiérarchique, quitte à tâtonner et être ralenti dans la réflexion.
L’auteur ne plaide pas pour que les élèves sortent de l’école « déjà munis de grands systèmes hiérarchiques », car « c’est le travail d’une vie », mais il serait louable de leur « faire toucher du doigt la nature tridimensionnelle de la pensée », favorisant ainsi leur ouverture d’esprit et, pour ceux qui en auront la vocation, le goût de la connaissance.
Des élites sélectionnées par le système scolaire
Thomas Viain ne remet pas en cause l’intérêt pratique de la pensée techno-scientifique ou administrative de ses pairs, mais s’interroge sur une forme d’intelligence, souvent non dénuée de virtuosité et de souplesse, « qui consiste à allier érudition, esprit critique, mise en perspective des arguments et des auteurs, pour finir par pouvoir discuter savamment de n’importe quel sujet, en mettant tout en réseau, dans une mosaïque de bonnes raisons et d’objections ».
Partant du constat d’une « façon très plate et uniforme d’argumenter, qui s’éloigne toujours davantage de l’héritage de la pensée grecque qui nous apprenait à articuler nos représentations de manière hiérarchisée », il observe une « étrange indifférenciation des profils » au sein des élites, de même que la troublante ressemblance de leur langage avec celui des robots conversationnels du type ChatGPT.
Au passage, il réfute l’argument récurrent de la déconnexion des élites comme facteur explicatif d’un écart croissant avec le reste de la population. Comme il l’a constaté de visu et à rebours des stéréotypes courants, de très nombreux énarques possèdent une riche expérience de « terrain », ce qui paraît somme toute logique puisque leur milieu social d’origine leur en a souvent offert les moyens. Bien davantage qu’un déficit d’expériences ou de « vécu », c’est plutôt dans une manière de penser induite par un long cursus scolaire qu’il convient de chercher la cause principale du clivage croissant avec une partie non négligeable de la population.
A contrario, cette dernière, moins formatée par le moule scolaire, demeure marquée par des restes de verticalités hérités « de grandes représentations que l’élite méprise parfois comme caricaturales, lourdes et peu adaptées ».
L’auteur souhaite d’ailleurs vivement que son essai puisse contribuer à redonner à cette population dédaignée « les moyens de retrouver une assurance intellectuelle et une confiance dans sa capacité à participer aux choix des politiques publiques ». En effet, si les élites excellent indéniablement dans leur capacité à « circuler horizontalement », elles n’ont finalement rien de particulièrement profond à dire, faute d’une réflexion méthodique sur la hiérarchie des principes qui fondent leurs raisonnements.
Dans un proche avenir, « on se demandera avec stupeur, voyant des robots conversationnels raisonner aussi bien que nos meilleures têtes pensantes, comment nous avons pu former des intelligences horizontales pendant si longtemps » !
Johan Hardoy
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