Le dernier essai d’Emmanuel Todd, auteur prolifique, La défaite de l’Occident, paru aux éditions Gallimard[1], a fait l’objet de recensions critiques dans les médias mainstream : c’est donc le signe qu’il faut le lire. L’auteur va en effet frontalement à l’encontre de la doxa du Système puisqu’il nous explique en près de 370 pages, ponctuées de différents tableaux explicatifs, « qu’aucune crise russe ne déstabilise l’équilibre mondial. C’est bien une crise occidentale et plus spécifiquement américaine, terminale, qui met en péril l’équilibre de la planète[2] ». Et voici que « l’Occident a découvert qu’on ne l’aime pas[3] » et que les « valeurs occidentales, de plus en plus, déplaisent[4] ».
Emmanuel Todd est passé du côté obscur de la force
Le ton de l’essai est donné : Emmanuel Todd est tombé du côté obscur de la force, le côté critique de la modernité occidentale finissante et surtout des États-Unis.
Pire encore, il dresse un portrait au vitriol de l’Ukraine, État failli et corrompu, principal pourvoyeur de GPA pour les Occidentaux, malgré la résistance imprévue de ses soldats. Et il ne présente pas la Russie comme un enfer totalitaire dirigé par un président malade et mégalomane.
On comprend l’ampleur du sacrilège pour notre intelligentsia germanopratine, ralliée à l’atlantisme, sacrilège d’autant plus grave qu’Emmanuel Todd vient de la gauche.
L’essai nous invite donc à une analyse décapante du monde polycentrique qui est en train d’émerger, opposant un Occident – l’américanosphère – en voie de déclassement, « qui n’est plus un monde de démocraties libérales[5] » mais d’oligarchies richissimes, au reste du monde. Qui, lui, entend faire respecter son identité, sa culture et ses traditions et qui se développe rapidement, au contraire d’une Europe en phase de « suicide assisté[6] ».
Les esprits évoluent
À vrai dire, le constat global auquel se livre Emmanuel Todd n’a rien d’original, sauf pour les spectateurs de LCI et pour les lecteurs de Libération.
En effet, de nombreux auteurs, comme Hervé Juvin par exemple[7], ont fait depuis longtemps le diagnostic du déclassement occidental et d’un monde désormais façonné par des États civilisationnels en croissance rapide, où justement plus personne ne peut prétendre à l’hégémon, au grand dam des néo-cons nord-américains. D’une certaine façon d’ailleurs, Samuel Huntington était arrivé à une conclusion voisine dans son célèbre essai Le Choc des civilisations, paru en 1996, quand il affirmait que le monde se modernisait sans s’occidentaliser.
Même si, bien sûr, l’auteur a l’avantage de rebondir sur la guerre en Ukraine et le coup d’arrêt mondial donné par la Russie à l’État profond nord-américain.
Mais le fait qu’un auteur comme Emmanuel Todd aborde ouvertement cette problématique montre en tout cas que les esprits sont en train de changer dans une partie de la classe intellectuelle institutionnelle. Il faut donc s’en réjouir.
Des données et des éclairages originaux par Emmanuel Todd
L’intérêt de La défaite de l’Occident réside aussi dans les très nombreux exemples qui illustrent le propos de l’auteur et qu’on ne trouvera pas, bien sûr, dans la bien-pensance mainstream.
Ainsi, par exemple, son analyse des PIB occidentaux, qui comprennent en réalité des dépenses parasites, improductives, puisque ces pays se sont désindustrialisés et qu’ils produisent moins d’ingénieurs que de financiers et de communicants. Ou la mise en relation du fait que les États-Unis soient à la fois le pays où les dépenses de santé sont les plus élevées mais où l’espérance de vie diminue et la mortalité infantile augmente.
Son analyse du déclin du protestantisme, comme vecteur de nihilisme et de violence, nous change aussi agréablement de l’antienne sur la crise du catholicisme. Comme la façon dont il présente le bellicisme affiché des Premières ministres de certains pays protestants comme une conséquence du féminisme est aussi amusante, même si elle nous semble un peu trop psychologisante, ce qui est un peu le péché mignon d’Emmanuel Todd.
Son essai se lit donc bien et fourmille de données intéressantes, dont on pourra faire bon usage.
« La Défaite de l’Occident » d’Emmanuel Todd : des analyses brillantes et inquiétantes
La défaite de l’Occident : oui mais encore ?
Néanmoins, en refermant La défaite de l’Occident, on restera sur sa faim.
Car on ne voit pas bien quelles conséquences concrètes l’auteur tire de ses constats radicaux.
Donc, si on l’a bien lu, les États-Unis sont une « puissance malade », la crise de l’Occident est une crise du monde, la Grande-Bretagne est une « nation zéro », l’OTAN sert moins à défendre l’Europe qu’à la contrôler[8], le néo-libéralisme repose sur « la négation pure et simple de la réalité[9] », la minorité la mieux protégée en Occident est celle des super-riches, les puritains sont des protestants décadents, etc. Fort bien, mais « so what ? », comme diraient les anglophones.
Car si l’américanosphère nous entraîne dans la violence nihiliste qui peut déboucher sur une guerre mondiale, ne faut-il pas nous en libérer au plus vite et retrouver notre souveraineté ? Si l’OTAN ne nous protège pas, ne faut-il pas en sortir ? Si l’économie européenne est la principale victime des sanctions à répétition contre la Russie ou la Chine, ne doit-on pas y renoncer ?
Autant de questions auxquelles Emmanuel Todd ne répond pas explicitement. Il conclut même par une formule sibylline : « Gardons à l’esprit que le nihilisme rend tout, absolument tout, possible. »[10] Ce qui ne nous éclaire pas beaucoup.
Emmanuel Todd se comporte un peu comme un médecin qui établirait un diagnostic inquiétant mais qui se garderait de formuler une prescription opérationnelle. Aurait-il finalement peur de son audace politiquement incorrecte ?
Alors, encore un effort, Emmanuel Todd : nous attendons la suite logique de La défaite de l’Occident. Avant que d’autres ne l’écrivent à votre place…
Michel Geoffroy
23/02/2023
Notes
[1] Emmanuel Todd, La défaite de l’Occident, Gallimard, 2024, 23 €.
[2] Ibid., p. 20.
[3] Ibid., p. 320.
[4] Ibid., p. 323.
[5] Ibid., p. 115.
[6] Titre du chapitre V.
[7] Voir aussi l’essai de Michel Geoffroy, La Nouvelle Guerre des mondes, Via Romana, 2020.
[8] Ibid., p. 192.
[9] Ibid., p. 211.
[10] Ibid., p. 366.
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