Entretien avec Jure Georges Vujic, écrivain franco-croate, politologue ♦ Le dernier hors-série de la revue Front Populaire est consacré à un dialogue entre Michel Houellebecq et Michel Onfray. Voici quelques questions posées à Jure Georges Vujic sur ce débat, et plus encore.
Polémia
La revue Front populaire vient de publier une longue conversation entre l’écrivain Michel Houellebecq et le philosophe Michel Onfray sur le thème de la fin de l’Occident. Quel regard portez-vous sur ce thème ?
L’idée de fin, de décadence ne date pas d’hier est l’on se souvient du vaste mouvement littéraire et artistique qui s’est développé en Europe au cours des vingt dernières années du xixe siècle et qui a donné ses lettres de noblesse avec Paul Bourget, Jules Barbey d’Aurevilly, Péladan ou Huysmans, et plus tard Valéry, et dans le domaine de l’histoire avec Spengler, Gibbon, Toynbee. Déjà dans l’entre-deux-guerres on parlait de l’agonie de l’Europe, alors qu’en 1921, s’inscrivant dans le sillage de Paul Valéry, Hofmannsthal se demandait « si “Europe”, en tant que vocable exprimant un concept spirituel, a cessé d’exister ». Onfray et Houellebecq ont le mérite d’ouvrir les véritables thématiques civilisationnelles de notre époque : déclin, peine de mort, grand remplacement, islam, transhumanisme, féminisme, spiritualité, euthanasie… qui sont autant de symptômes de ce qu’on appelle l’occidentisme. D’autre part, même si les deux penseurs se gardent bien d’adopter une posture r, il subsiste néanmoins en fin de lecture une sorte de non-dit, d’inachevé quant au telos, quant à l’interprétation téléologique du discours décliniste, une ambiguïté qui aboutit à mon sens à une forme de confusion sémantique et épistémologique entre l’idée et les vocables d’Occident et d’Europe qui se trouvent très souvent assimilables, voire interchangeables, tout au long de la conversation. Or le propre du désordre multiforme de l’époque contemporaine réside en premier lieu dans la confusion sémantique, qui va de l’altération, du déni de sens, au travestissement et la dénaturation des mots, du langage. Houellebecq à ce sujet pose la question qui est le dilemme central, après avoir fait le diagnostic acerbe et juste du déclin : « Je veux bien défendre l’Occident, mais encore faut-il qu’il mérite d’être défendu. » Car si l’on choisit de défendre l’Occident dans une perspective politique et culturelle de renaissance, sommes-nous bien sûrs de défendre ipso facto l’Europe en tant que culture et essence spirituelle ?
Pouvez-vous clarifier cette confusion entre Europe et Occident ? Qu’est-ce qui différencie la civilisation occidentale de l’idée d’Europe ?
Dans l’ouvrage Assomption de l’Europe, Raymond Abellio observe que « l’Europe est stable dans l’espace et la géographie, tandis que l’Occident est mobile ». Le concept d’Occident a évolué au cours de l’histoire et, déjà au xviiie siècle, on parlait de l’Occident comme du « Nouveau Monde » et du « système américain » par opposition à « l’hémisphère oriental » (Europe, Afrique et Asie), alors que depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale et du monde bipolaire, l’Occident était assimilé à l’Europe de l’Ouest et ses alliés (USA et Grande-Bretagne) par rapport au bloc de l’Est et à l’Union soviétique. Aujourd’hui, l’Occident comprend tous les pays économiquement développés, industrialisés et modernisés du monde, y compris le Japon, Taïwan, la Corée du Sud et l’Australie, ainsi que les anciens pays communistes, les États-Unis et l’Amérique du Sud. Le philosophe Alfred Korzybski rappelle qu’« une carte n’est pas un territoire » afin de montrer que le sens sémantique d’une sphère culturelle ou civilisationnelle ne coïncide pas nécessairement avec des catégories géographiques. Et en effet, aujourd’hui, l’Occident ne constitue pas une entité géographique homogène, mais une catégorie mentale transnationale qui transcende les spécificités nationales, ethniques et religieuses. La grande erreur de Huntington a été d’essayer de réduire l’Occident à des entités nationales et ethniques fermées, car aujourd’hui il n’y a plus de carte claire de l’Occident. On pourrait dire que tout ce qui constitue « l’occidentalisme » en tant que « mental spécifique » dans la « façon de penser et d’agir », dans la sphère sociale, culturelle, économique et politique appartient à l’Occident : démocratie de marché, économie de marché, héritage des Lumières, individualisme, idolâtrie de la technoscience, rationalisme, société de consommation. Par conséquent, la question du déclin de la civilisation européenne serait alors intimement liée par une sorte de nœud causal à l’émergence et la domination de l’Extrême-Occident. On pourrait même en conclure que les processus de déliquescence politique, sociétale et culturelle de l’Europe correspondent à la surextension du modèle extrême-occidental avec aujourd’hui toutes ses déclinaisons sociétales telles que la cancel culture, le wokisme, l’idéologie du genre, le transhumanisme, etc. L’Extrême-Occident serait en quelque sorte l’Europe après l’Europe, une Europe aux valeurs inversées, évoquée par le philosophe tchèque Jan Patocka selon lequel nous vivons dans le monde de l’« après Europe », que Patocka situait dès la fin de la Première Guerre mondiale. Une Europe dévoyée spirituellement par la « globalisation marchande » et « l’ère planétaire ». S’interrogeant sur l’héritage européen, Patocka constate avec raison que l’Europe a renié son identité originelle et sa vocation première, celle du « soin de l’âme » – thème socratique –, sacrifiant à l’adoption généralisée et démesurée du seul calcul de la puissance et des reliquats de sa suprématie déchue.
Les États Unis sont-ils le principal vecteur d’occidentalisation dans le monde ?
Il convient de rappeler que c’est au xixe siècle en Amérique que le mot « Occident » a été créé comme terme politique, afin que le nouvel État américain prenne ses distances avec le vieux continent européen. Cela est évident dans les premiers discours du président américain Jefferson, qui affirmait que l’Amérique représentait un « hémisphère séparé », ou un « méridien distinct » qui séparerait à jamais « l’hémisphère américain » de l’Europe. Dans l’hémisphère américain, comme il l’a appelé prophétiquement, « le lion et l’agneau vivront en paix l’un avec l’autre ». Après cela, la déclaration du président Monroe, qui deviendra plus tard la doctrine Monroe officielle, interdisait à toute puissance européenne d’intervenir dans l’hémisphère occidental américain. Une telle construction sémantique et géopolitique de « l’hémisphère occidental américain » reflète une profonde différence entre l’Europe et l’Occident, qui diffèrent par essence et dans le sens spirituel et géopolitique. Une telle division reposait sur l’opinion que ces deux entités, l’européenne et l’occidentale, ces deux mondes, l’ancien et le nouveau, étaient radicalement opposés. C’est à cette époque que se sont cristallisées les visions manichéennes de l’Amérique comme patrie de la liberté et de l’égalité, et de l’Europe comme pays d’inégalité sociale et d’esclavage, de l’Amérique comme pays de paix et d’harmonie, et de l’Europe comme pays de guerre et de corruption. Ainsi, le « méridien occidental » a toujours été au service du maintien de la dichotomie binaire manichéenne du bien et du mal. On retrouve la filiation d’une telle vision de l’extrême Ouest américain dans le protestantisme puritain militant, qui prônait le retour à la terre promise en tant que peuple élu. À cet égard, la doctrine Monroe est une transposition politique et sécularisée d’une telle mentalité américaine sécessionniste. On pourrait dire que dans ce contexte la prophétie de Hegel s’est réalisée : « L’Amérique s’opposera à l’Europe dès qu’elle aura conquis les pays continentaux de la frontière occidentale de l’océan Pacifique. » Ainsi, ceux qui identifient aujourd’hui l’Europe à l’Occident, en dépit des discours philosophiques et historiques fondamentalement divergents, accepteraient consciemment ou inconsciemment la vision américaine du monde qui cherche à intégrer l’Europe dans la nouvelle matrice de l’Extrême-Occident (États-Unis et sphère mondialiste). D’autre part, le principal vecteur d’« occidentalisation » dans le monde et pas seulement en Europe réside dans le soft power de l’idéologie techno-utopiste californienne qui se diffuse par le biais d’une disruption technologique permanente et qui parachève le vaste processus de colonisation de l’imaginaire européen depuis la première modernité jusqu’à nos jours.
Étant donné que l’Occident d’aujourd’hui constitue un système-monde américano-centré où prédominent l’utilitarisme pragmatique protestant et le rationalisme technoscientifique, l’Extrême-Occident symboliserait « l’âge de fer planétaire » contemporain dont parle Edgard Morin, dans lequel les processus et phénomènes accélérés de modernité et de postmodernité métastasent, conduisant à des extrêmes (anomie sociale, liberté réduite à un code de consommation, règne de la quantité, primauté de l’économie et de l’utilitarisme dans toutes les sphères de la vie, etc.) qui se manifestent dans les mégalopoles occidentales, de Londres et New York à Tokyo. Un Occident qui, s’étant détaché du centre spirituel incarnant le « nomos européen » et la continentalité tellurique schmittienne, intègre au contraire et promeut la fluidité néo-libérale, une civilisation technoscientifique dévastatrice. Cet Extrême-Occident n’est rien d’autre que le reflet d’une image pervertie, voire inversée, de l’esprit européen qui, quelque part au tournant du xvie siècle, avec la pénétration de l’interprétation protestante-humaniste du monde et la lutte contre la Renaissance chrétienne et le platonisme, a donné naissance aux Lumières, sous l’influence de l’empirisme anglo-saxon et du positivisme libéral. C’était l’époque où, avec le processus de sécularisation d’individualisation, la spiritualité, la politique, la culture et l’éthique se dissolvaient déjà de l’intérieur, processus du « désenchantement du monde » évoqué par Weber.
Y a-t-il alors selon vous un sens à donner à la résistance face à ce processus de déclin de l’Occident ?
On le voit bien, l’Extrême-Occident est une dynamique de flux sans territoire et limites précises, car, depuis la chute de l’Union soviétique, la délimitation de « l’aire occidentale » en tant qu’espace de culture commune s’est élargie, mais elle reste mouvante selon les circonstances et les points de vue, surtout si l’on prend en compte les mouvements d’immigration massive et les bouleversements démographiques au niveau global. Les pays ou les régions qui constituent à l’heure actuelle l’Occident ne peuvent pas être identifiés de manière fixe : ceci en raison du fait que la notion même d’Occident renvoie à des dimensions culturelles, idéologiques, politiques, économiques et sociales diverses et difficiles à définir. Même si certains pays sont fréquemment associés à la notion d’Occident : l’Europe de l’Ouest et l’Europe centrale, mais aussi les anciennes colonies d’outre-mer car elles sont encore majoritairement peuplées d’Européens (Amérique du Nord, Australie et Nouvelle-Zélande), et il se pourrait bien que, dans quelques années, l’Occident au gré des brassages culturels et des bouleversements démographiques corresponde à une vaste zone géoculturelle indifférenciée de consommation uniforme, où les peuples autochtones et les cultures populaires et nationales auront disparu. La délimitation du concept d’Occident est donc subjective, c’est-à-dire qu’elle dépend de la périodisation, des interlocuteurs et des circonstances historiques. L’Occident impérial durant l’Antiquité tardive (Imperium romanum, pars occidentalis) n’est pas celui de l’Occident du Moyen Âge, de la Res publica christiana, l’Occident de la Révolution française était la négation de l’Occident chrétien monarchiste, tout comme l’Occident de la modernité industrielle du début du xxe siècle n’a rien à voir avec l’Occident postnational du xxie siècle. À travers ce vaste mouvement historique de mutation de l’idée occidentale, l’occidentalisation en tant que fer de lance idéologique de la modernité progressiste révolutionnaire a plutôt agi à l’encontre de l’Europe en tant que communauté organique et charnelle. L’Occident ayant embrassé le discours dominant mondialiste, libéral et sansfrontiériste, était devenu le principal agent de dissolution et de dépossession identitaire et culturelle des peuples européens. Le sentiment contemporain de dépossession et d’insécurité culturelle des sociétés européennes s’inscrit donc dans cette continuité de dissolution. C’est aussi pourquoi certaines nations extra-européennes et perdantes de la mondialisation réagissent à la « Westoxification » (empoisonnement par l’Occident) de leurs sociétés.
Il y a d’autre part dans le terme Occident emprunté au latin occidens quelque chose de fataliste et de prémonitoire, puisqu’il est composé de cadere qui signifie « tomber, choir », « succomber, périr », ce qui supposerait que l’Occident (traduire littéralement « soleil couchant ») porterait en soi dès les origines les germes de son propre déclin et c’est ce qu’avait développé Spengler dans Le Déclin de l’Occident à travers la démesure de sa phase faustienne, la mécanisation du monde étant entrée dans une phase d’hypertension périlleuse. Les symptômes de la décadence de la modernité : le désenchantement du monde, sa quantification, sa mécanisation, l’abstraction rationaliste et la dissolution des liens sociaux, ont été consommés il y a longtemps, que le mal postmoderne accentue sous les formes nouvelles et délétères d’un nouveau progrès technofuturiste du transhumanisme, du wokisme, l’indifférenciation des genres, mais ce qui est nouveau c’est que ce même processus déliquescent dilue en quelque sorte les maux de la modernité, tout en liquidant toute foi en un projet reconstructeur ou refondationniste. Ce mal est par essence un mal postgénérationnel, posthistorique, puisqu’il s’efforce de dissoudre l’idée même de responsabilité et de transmission générationnelle. Ne pas s’attaquer aux racines du mal reviendrait à reconduire les effets déliquescents. Alors, l’ultime posture subversive (voire restauratrice ou patrimonialiste), se réduira à sauver en quelque sorte les « pots cassés » de ce qu’il reste de l’identité européenne. Sauvegarder les restes d’une culture occidentale muséifiée sans ressort vital, et se faire les gardiens d’un patrimoine, d’un héritage sans héritiers. Le dissidenct le rebelle se transformerait alors en archiviste de musée, faisant l’inventaire des lieux « avant liquidation » en attendant la fermeture définitive.
Jure Georges Vujic
14/12/2022
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