Didier Beauregard fait un premier bilan de la révolte qui gronde. Que la France qui défile soit la France silencieuse que les médias ne montrent jamais, sauf pour la ringardiser, est un acte de subversion impensable. Polémia
Le mouvement anti-mariage pour tous entre dans une phase critique face à la détermination d’un gouvernement décidé à passer en force. La stratégie du gouvernement est claire : ce dernier mise sur la radicalisation en multipliant les provocations, dans le but de forcer la droite institutionnelle à se désolidariser du mouvement de la société civile, tout en fractionnant celui-ci en agitant le spectre de la dérive extrémiste.
Le pouvoir socialiste joue avec astuce sur le sentiment légitimiste des classes moyennes de la France traditionnelle, qui malgré une mobilisation de masse que l’on n’a jamais vue dans l’histoire du pays, peinent à prendre conscience de leur force et redoutent tout débordement.
Cette France est facile à manipuler. Forte de sa bonne foi, elle est désarmée face aux grossières provocations policières qui ont émaillé la manifestation du 24 mars. Elle peine également à répondre aux arguments biaisés de ses adversaires qui la bombardent « d’éléments de langage », savamment dosés et massivement répétés par des médias hostiles (pour ne pas dire haineux) à son engagement.
Face aux risques d’isolement de cette masse humaine, généreuse dans la mobilisation mais qui peut vite être lâchée par les politiques censés la soutenir, et menacée par la division de ses leaders soumis à des tensions et des aspirations contradictoires, il est urgent de tirer quelques leçons politiques et sociologiques qui peuvent aider à tracer les lignes d’action d’une stratégie crédible.
Si parler de « Printemps français » paraît prématuré, il est en revanche certain que ce mouvement de masse dépasse de loin le simple enjeu du mariage pour tous. L’ampleur de la mobilisation est en lui-même un phénomène sociologique majeur qui annonce des mouvements de fond susceptibles de faire basculer la société française dans les années à venir.
La France silencieuse se mobilise : un acte de subversion impensable
La France qui défile est celle que les médias ne montrent jamais, sauf pour la ringardiser : la France silencieuse qui bosse, paie l’impôt et fait des enfants qu’elle envoie au catéchisme. La France du Long Fleuve tranquille qu’il est légitime de ridiculiser et de haïr dans les systèmes de représentation de la culture dominante – une France catholique, ou encore marquée par la civilisation chrétienne, qui est considérée comme une simple survivance d’un passé mort à jamais par ceux qui tiennent le manche.
Le seul fait que cette France puisse d’un coup se mobiliser en masse est déjà en soit un acte de subversion impensable pour le Système en place et son idéologie. C’est un défi insensé à l’égard de la classe dominante qui agit depuis des décennies comme si cette France n’existait pas et qui, à force de l’ignorer et de la mépriser (sauf à la caresser un peu pendant les périodes électorales), a probablement fini par penser que cette France n’existait plus en tant qu’acteur de son histoire. D’où le côté ubuesque de la querelle des chiffres des manifestations, où le pouvoir en place défie les règles élémentaires de la raison en annonçant des chiffres délirants tant ils sont déconnectés de la réalité perceptible des images.
Cet acte de rébellion est incompréhensible pour le Système idéologique dominant, habitué de longue date à toute absence de résistance populaire provenant de cette France discrète. Il ne peut le considérer que comme un acte absurde, illégitime et scandaleux. Il ne peut l’appréhender comme un phénomène rationnel et porteur de sens avec lequel il faut composer ; pas plus qu’un aristocrate d’Ancien Régime ne pouvait comprendre la revendication d’égalité d’un bourgeois ou d’un paysan. C’est une loi de l’histoire : le dominant ne se met jamais à la place du dominé !
En engageant le mouvement de contestation du mariage homosexuel, ses leaders pouvaient-ils prévoir la puissance des forces qu’ils allaient mettre en mouvement et l’enjeu politique que ces forces allaient alors actionner ? Ils pensaient probablement engager un bras de fer, sur un mode ludique, avec un gouvernement qui tiendrait compte d’un rapport de forces objectif porté par la rue, comme Mitterrand l’avait fait en 1984, et ils se trouvent engagés dans un conflit civilisationnel à relents de guerre civile.
Il y a dans ces foules immenses qui défilent comme un désir, de moins en moins inconscient au fil des manifestations, de se compter, de se retrouver entre soi, de se prouver qu’on existe encore, de se réapproprier et d’exhiber son identité en défi à l’ordre établi.
Le contresens de Frigide Barjot : ne pas vouloir assumer ceux qui défilent
Sur ce point, on ne peut que se désoler du contresens stratégique de Frigide Barjot qui, au soir du 24 mars, se félicitait, contre toute évidence, de la mobilisation « Black, Blanc, Beur » de la France de la diversité : une volonté dérisoire de séduire l’adversaire en récupérant ses codes et qui, non seulement trahit la réalité, mais n’a strictement aucune chance de désarmer sa rage. Pire encore : elle dévalorise l’action de ceux qui défilent, comme si leur catégorie de Français et leur nombre n’étaient pas en soi suffisants pour légitimer le mouvement.
Ce contresens a été poussé à son paroxysme d’aberration quand la même Frigide Barjot, quelques jours plus tard, est allée quémander le soutien des musulmans au congrès de l’UOIF, faisant du même coup éclater le cadre sociologique et politique du mouvement qu’elle anime (et il faut, malgré tout, saluer la belle énergie qu’elle a su déployer pour mobiliser les foules). Heureusement, si l’on ose dire, son propos est en tel décalage par rapport à la réalité qu’il s’est dilué dans le vide. Les probabilités de voir les foules musulmanes, toutes barbes et voiles dehors, débouler en masse à la prochaine manif pour se joindre au combat de la France catholique (plus ou moins) sont nulles.
Ces écarts stratégiques soulignent bien l’importance des enjeux idéologiques et sociologiques qui portent ce mouvement de contestation.
Ce début de Mai-68 à l’envers peut-il continuer d’exister sans prendre conscience de sa portée idéologique, alors qu’il est l’objet d’une contre-offensive politique d’une violence inouïe ? Quelques leçons politiques de base nous semblent pouvoir être tirées des événements des dernières semaines pour fixer un minimum de repères stratégiques pour aller de l’avant.
La société civile ne peut pas compter sur la droite politique
Le mouvement de protestation vient de la société civile. La droite politique n’a fait que prendre le train en marche pour ne pas rester sur le quai et se retrouver coupée de son électorat de base. À quelques exceptions près, ce combat est secondaire pour les politiques. Parions que les élus de droite qui ont mené une rude et méritoire bataille au Parlement ne suivront pas un mouvement qui se radicalise dans la rue, au risque de contester le Système. Leur entente de fond avec la gauche pour maintenir ce Système qui les fait vivre l’emportera sur leur désir de confrontation avec le camp théoriquement adverse et le besoin de solidarité avec leur électorat. Quelques désordres savamment mis en scène leur fourniront probablement le prétexte bienvenu pour prendre leurs distances. La gauche s’agite déjà beaucoup pour exploiter cette brèche.
Le mouvement ne doit donc compter que sur ses forces et sa capacité de mobilisation à la base ; ce qui rend d’autant plus critique le risque de division.
Protestation ciblée ou contestation globale ?
Ce point, incontestablement, est le plus délicat. Il est inquiétant, en effet, de voir les divisions qui se manifestent au sommet. Le mouvement hésite entre une protestation ciblée sur le rejet du mariage homo et une contestation plus globale du pouvoir en place, que la scission sur le thème du « Printemps français » tente d’exprimer.
Frigide Barjot, toujours leader emblématique des Manifs pour tous, est confrontée désormais à un choix stratégique décisif qu’elle semble avoir du mal à maîtriser. Il n’est pas logique d’évoquer, d’un côté, le spectre de la violence et de la guerre civile (« Hollande veut du sang, eh bien il va en avoir ! ») et, de l’autre, condamner ceux qui acceptent la confrontation physique avec le pouvoir. Le mouvement doit clarifier sa doctrine sur la légitime riposte. Jusqu’où est-il prêt à aller face à la multiplication des provocations de basse police et des manipulations médiatiques ? La France qui se mobilise est en droit d’attendre des mots d’ordre et des éléments de langage clairs et cohérents.
Ne soyons pas naïfs, tout mouvement de masse est nécessairement tissé de motivations et d’attentes contradictoires, l’unanimisme n’existe pas ; encore faut-il qu’il garde un minimum de cohérence dans ses objectifs. La prolifération des opérations ciblées menées par le mouvement de protestation donne parfois une impression de désordre, d’autant qu’on ne comprend plus toujours très bien si ceux qui agissent ainsi agissent ou pas dans le cadre « officiel » du collectif « La Manif pour tous ». La stratégie d’ensemble, du coup, manque de lisibilité.
L’erreur de Marine Le Pen
Enfin, il est pertinent de se demander si Marine Le Pen n’a pas raté le coche en gardant une certaine distance avec ce mouvement de masse ?
Le Front national s’est toujours voulu comme le parti qui défendait les valeurs de la tradition. Par souci de cohérence, il se devait donc d’être en pointe sur un sujet de civilisation dont les enjeux symboliques sont si profonds. L’argument qu’il ne faut pas tomber dans le piège de diversion du gouvernement afin de détourner l’attention de ses échecs économiques et sociaux ne tient pas durablement la route. La politique est un art opportuniste et il faut savoir monter dans les trains qui roulent dans la bonne direction.
Enfin, et surtout, la France qui aujourd’hui se mobilise est celle qui a toujours fait défaut au Front national et l’a empêché de prendre racine dans les classes moyennes et moyennes supérieures : la France bourgeoise et catholique et largement provinciale qui se veut viscéralement modérée. Ses bastions de l’Ouest traditionnellement votent centriste ou gaulliste et le Front national y fait ses plus mauvais scores. C’était une occasion unique de tendre la main à cette France réservée et de rompre la barrière des préjugés par l’action commune dans un combat commun. Marine Le Pen doit faire un geste symbolique fort pour rapprocher la France ouvrière et populaire qui souffre et la France bourgeoise qui se réveille avec la gueule de bois.
La conjonction entre la radicalité du ras-le-bol populaire qui vient de la France invisible et le début de révolte qui monte de la France silencieuse est une condition indispensable à l’émergence d’un véritable « Printemps français ». Affaire à suivre !
Didier Beauregard
23/04/2013
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