Notre paradigme politique de référence est ancien. Est-il obsolète ? L’auteur en est convaincu. Pour penser le futur, il est maintenant nécessaire de l’abandonner pour envisager autre chose. Le premier article de la série à venir a comme ambition de proposer des perspectives.
La science moderne conçue comme une branche de la philosophie vouée à révéler des vérités démontrables et démontrées naît sous l’impulsion de l’Église catholique au tournant du XVe et XVIe siècle. A cette époque, la menace arabo-musulmane est réduite. Grenade en Espagne est reprise par les chrétiens en 1492, mais la menace turco-musulmane lui succède. Constantinople tombe en 1453, Vienne est assiégée en 1529 et en 1683. L’Europe occidentale est encerclée. Les Tatares, majoritairement musulmans, ont submergé la Russie au XIVe siècle. L’Eglise catholique romaine participe alors à la défense d’une Europe menacée de submersion en en renforçant son identité chrétienne. Le schisme protestant sera sans effet à ce niveau. Pour prier partout aux mêmes dates et selon les mêmes rites, il faut avoir les mêmes références. Or que peut observer simultanément un habitant d’Italie comme Galilée ou de Pologne comme Copernic ? La réponse est le ciel et les étoiles qui le ponctuent. La création d’un calendrier accepté par tous et fixant au même moment les grandes fêtes de la chrétienté fut la motivation à l’origine de la science moderne. Le concours de l’intelligentsia romaine orientale réfugiée à l’Ouest va permettre à nos savants d’inventer la science moderne dont l’aboutissement sera la loi de gravitation universelle révélée par Isaac Newton en 1687. Auparavant, le calendrier grégorien aura été adopté à la fin du XVIe siècle.
C’est sur ce socle que prospéreront tous les développements saturant les manuels de physique de nos contemporains. Cet ensemble deviendra le savoir et la méthode de référence sacralisés. Ainsi les économistes n’ont de cesse de mathématiser leurs discours et de rechercher, eux aussi, les lois animant la sphère économiste. En cela, ils prolongent la vision d’Adam Smith établissant un parallèle entre « la main invisible » à l’origine de l’ordre social, et « l’attraction universelle » à l’origine de l’ordre cosmique. Des milliers de pages ont été écrites sur ce thème. Les composantes principales du paradigme qui en est issu sont : déterminisme, causalité, non-contradiction, complétude, ordre, harmonie, etc. Ce paradigme est baptisé selon les auteurs : paradigme classique, newtonien, laplacien, mécaniste, etc. D’un point de vue un petit peu plus hermétique, un de ses fondements est la symétrie des équations de la physique, donc de la dynamique, par rapport au temps. Celui-ci y est envisagé comme le temps absolu, newtonien. C’est celui de nos montres. Concrètement cela signifie que l’irréversibilité en est absente. Dans le monde des astres et de la Mécanique céleste, il n’y a pas de frottements. Pour éclairer cette dimension, rappelons la petite phrase inscrite dans nos exercices de physique du lycée nous demandant, pour calculer la période d’un pendule en mouvement, d’ignorer les frottements. Or, ces frottements existent bel et bien, amenant inéluctablement le pendule au repos.
Au début du XIXe siècle, l’invention des machines à vapeur oblige à les prendre en compte. Nous ne sommes plus alors dans le domaine de Dieu – le ciel – mais dans celui des hommes – la terre. S’impose que quelque chose limite le rendement des machines à feu. C’est à l’époque appelé « chaleur ». Le cycle de Carnot qui en est issu préconise d’optimiser la distance entre la source chaude et la source froide pour améliorer leurs performances. Concrètement, il faut les refroidir et évacuer les produits de combustion. Le premier principe de la Thermodynamique distingue donc l’énergie utile – le travail – de l’énergie inutile – la chaleur–… à évacuer. A l’ère de la première révolution industrielle, optimiser la performance des moteurs devint la priorité de nombreux ingénieurs et physiciens.
Rudolf Clausius, intégrant les réflexions de Sadi Carnot, complète alors l’énoncé du second principe de la Thermodynamique et propose le concept d’entropie (S) en 1865 pour mieux qualifier ce qui est inutile dans les cycles thermodynamiques. Sa formulation symbolique a plusieurs formes. Ses réflexions l’amènent à postuler que « L’entropie du monde tend vers un maximum ». Puis, Ludwig Boltzmann (1873) donna un nouvel éclairage à cette grandeur physique envisagée désormais comme la mesure du degré de désordre d’un système. Plus l’entropie du système est élevée, moins ses éléments sont ordonnés. Catastrophe… Comment la science, le savoir incontestable et incontesté à une époque de sécularisation de la civilisation européenne peut-elle nier ce que tout le monde observe, à savoir la complexification, donc l’ordonnancement constant de toutes les manifestations du vivant sur la terre ? La civilisation européenne n’est-elle pas la plus évoluée ? Les formes animales ne vont-elles pas du simple au complexe ? La paléontologie se développe à cette époque exhumant des fossiles plus ou moins bien interprétés, mais avec la certitude que les formes actuelles sont plus « ordonnées » que celles d’hier. Les manifestations de l’élan vital animant la vie sont de plus en plus sophistiquées, alors même que la Physique s’intéressant aux phénomènes macroscopiques postule que notre futur est le désordre. L’issue est donc la mort thermique de l’univers et de tout ce qu’il contient. Triste perspective pour une Europe suprématiste à son acmé, débarrassée des menaces d’autres civilisations. La Mécanique à ce moment porte ses regards vers l’infiniment petit – cela donnera la mécanique quantique – et l’infiniment grand – donc l’espace. Les théories de la relativité restreinte puis générale en seront les pierres angulaires. Mais toujours l’irréversibilité en est absente.
Ces bouleversements épistémologiques vont engendrer de nouvelles approches portées par la Thermodynamique. Parmi celles-ci, l’équation du bilan entropique :
dS = diS + deS
Celle-ci distingue l’entropie réversible (deS) de l’entropie irréversible (diS). L’équation de référence du second principe de la Thermodynamique peut alors s’écrire sous la forme :
diS > 0
Ce parcours fut balisé par Josiah Willard Gibbs, Pierre Duhem, Théophile de Donder, Lars Onsager, Ilya Prigogine et d’autres ayant voulu surmonter les paradoxes créés par les conceptions de Clausius et Boltzmann. À l’instar de la loi de la gravitation, la formulation simplifiée du second principe a permis de mieux en saisir la portée épistémologique que les constructions alambiquées antérieures ne permettaient pas. Ilya Prigogine a rendu compte de ces mutations dans un de ses livres majeurs : La Nouvelle Alliance (1978).
Alors que la science jusqu’alors avait pour ambition de dévoiler l’ordre sous-jacent de la Nature, les travaux menés selon une approche thermodynamique réhabilitent le désordre en tant que réalité phénoménologique. De surcroît, ils lui attribuent une fonction décisive dans les processus évolutifs. Ainsi, les notions d’équilibre ou d’ordre issues de la Mécanique, par exemple, sont profondément modifiées par le regard de la Thermodynamique. Pour s’en convaincre, il suffit d’imaginer un espace rempli de neuf constituants alignés par lignes et rangées de trois, placés à équidistance les uns des autres et considérer que ceci est un… désordre.
Cette nouvelle thermodynamique qualifiée de Thermodynamique du non-équilibre a inventé des concepts et des mots animant un véritable système de pensées. On parle d’états stationnaires, d’états marginaux, de points de bifurcation, d’équilibre, de non-équilibre, de branche thermodynamique, de structure dissipative, etc. Elle est même à l’origine d’une théorie concurrente à celle du Big-Bang sur la création de l’univers. Une entrée dans ce monde est possible via des encyclopédies ou Internet. Cependant, alors qu’une infinité de pages ont été écrites sur ce thème, leur diffusion est encore limitée à des cercles restreints. L’immense majorité de nos contemporains, surtout en France, fonctionne encore sur les certitudes animant nos illustres aïeux, de saint Thomas d’Aquin à Auguste Comte. Leur paradigme de référence est celui de la Modernité se réalisant dans les idéologies religieuses ou profanes, du judaïsme au libéralisme. La mondialisation comme fin en est l’aboutissement. Cependant, dans le monde scientifique, les ruptures existent déjà.
Ainsi, l’Écologie va s’approprier ces savoirs pour consolider la notion d’écosystème. Depuis, elle tente d’en identifier les principes de fonctionnement, notamment en assimilant toutes les manifestations du vivant à des structures dissipatives. Pour résumer cela, Ilya Prigogine a, en son temps, parlé d’une Thermodynamique du vivant. Être pour ou contre est un autre débat. A bon entendeur, …
C’est muni de cet arsenal que la crise écologique va être interprétée comme la conséquence de la croissance de l’entropie dans l’écosphère due au recours aux énergies fossiles ayant permis la première et la seconde révolution industrielle. La première s’est appuyée sur le charbon ; la seconde sur le pétrole. Cela fera l’objet d’une prochaine contribution.
Ce court article, lui, a l’ambition de souligner que notre paradigme politique de référence repose sur des certitudes anciennes que la philosophie contemporaine a fragilisées. Celui-ci est issu et partie du paradigme dominant. Les savants situent son avènement au XIIIe siècle ap.JC. Prendre conscience de la situation serait une étape importante pour imaginer d’autres perspectives que les mutations de l’écosphère imposent de penser rapidement. Celle que nous développerons dans un prochain article est que les enjeux du futur imposent d’intégrer les SurEnvironnements dans nos pratiques sociales. On expliquera. Tous les articles publiés par Polémia depuis 2004 par le soussigné ont participé à cette perspective que nous souhaiterions désormais préciser.
Une chose est sûre en attendant : notre paradigme politique de référence a fait son temps. Le prochain est à construire.
Frédéric Malaval
08/01/2015