« Il faut attendre les résultats de l’enquête », « Il faut examiner toutes les hypothèses »… Après le crash de l’avion d’Air Algérie au Mali, on fait assaut de prudence, même si certaines hypothèses sont visiblement plus égales que d’autres. Dans l’affaire du AH5017, l’idée d’une conjoncture météorologique exceptionnelle est nettement privilégiée dès la déclaration de Bernard Cazeneuve du 25 juillet. Les « gros orages » sont souvent évoqués, même si les experts en aéronautique qui défilent sur les écrans ont visiblement du mal à admettre que des orages que les pilotes ne pouvaient ignorer, qu’ils tentaient sans doute de contourner et qui ne sont pas du tout exceptionnels dans cette région, aient suffi à expliquer la chose. Mais peut-être, en additionnant grêle plus foudre et en supposant une panne, plus une erreur de pilotage, ajoutent certains… Et on s’empresse d’exclure l’utilisation de missiles sol-air, même pris dans les arsenaux de Kadhafi, avec des arguments un peu bizarres du type « si les terroristes en avaient, ils les auraient utilisés depuis longtemps ». Quant à la bombe, elle ne produirait pas d’aussi petits débris.
Soit ! L’auteur de ces lignes, comme 99,9% des médias, n’a aucune compétence pour juger de tous ces détails techniques ; il s’étonne simplement de la vitesse à laquelle l’idée d’une malveillance envers un avion algérien portant des Français et survolant une zone en guerre comme le Mali peut être facilement écartée. Mais au moins on utilise le conditionnel, ou le pluriel pour « hypothèses », et on semble croire qu’une enquête sérieuse éclaircira quelques points.
Par contraste, le traitement uniquement à charge de l’affaire de la Malaysia Airlines – le vol MH17 – fait apparaître ce qui précède comme un modèle de sérieux scientifique. En quelques heures, l’affaire était jugée et le coupable désigné : un missile buk lancé par les pro-russes (les plus charitables leur concédant que c’était par erreur et que les séides de Poutine ne descendent pas un avion civil présumé plein de musulmans de façon délibérée juste pour provoquer les médias internationaux). Toute autre théorie est censurée de fait.
Cette affirmation reprise en boucle repose sur une argumentation dont on rappellera les principaux éléments et sur laquelle commencent à circuler de bonnes analyses.
A. Des enregistrements
Des conversations entre séparatistes auraient été enregistrées par le SBU, le renseignement ukrainien, et authentifiées par des experts américains. Il semblerait donc que les Ukrainiens pro-russses sont les seules personnes sur cette planète à ignorer que la NSA existe ou que les conversations téléphoniques peuvent être enregistrées par l’ennemi en temps de guerre et à appeler un chat un chat, sans utiliser même de périphrases (du genre « nous avons touché ce que tu sais » ou « le truc est tombé », dont on peut toujours nier le véritable objet après coup). Les conversations en question se divisent en trois parties et ont été coupées et montées :
- Une conversation entre un commandant de milice « Bes » et un colonel russe « Geranin » parlant d’un avion abattu vingt minutes avant près d’Enakievo ;
- Des membres de milices séparatistes, « Major » et « Grek » parlant de ceux de Chermukhink (des cosaques) qui ont abattu un avion et constatant sur place qu’il s’agit d’un avion civil « à 100% ») tout en commençant à s’approcher vingt minutes après le crash, mais il semblerait s’agir de deux pistes mélangées et ceci pourrait provenir de deux conversations séparées b1 et b2 ;
- Un membre anonyme d’une milice qui est sur place et annonce à un colonel cosaque qu’il voit une inscription « Malaysian Airlines ».
Le problème est que la conversation pourrait se référer au SU-25 abattu la veille à Dmitrovka « après Enakievo » et que le fait que des séparatistes qui étaient dans la zone aient découvert les premiers les restes de l’appareil, dans un temps très bref (environ vingt minutes) puis constaté qu’il s’agissait de victimes civiles, ne prouve en rien leur culpabilité.
Pour la petite histoire, des enregistrements de militaires se racontant comment déplacer des armes de destruction massive avant que n’arrivent les inspecteurs avaient été présentés comme preuve indiscutable que les Irakiens possédaient bien des ADM par Colin Powell au cours d’un célébrissime discours devant l’assemblée générale des Nations unies.
B. Des aveux en ligne
Ces aveux sont ceux du colonel Strelkov : « On vient d’abattre un An-26 (avion de transport militaire) près de Snijné ; il traîne derrière la mine Progress », propos qui auraient aussitôt été effacés de son site sur l’équivalent russe de Twitter, VKontakte. Le seul problème est que le compte en question n’est pas le compte officiel du colonel et peut être tenu par n’importe qui. À titre d’exemple, on peut suivre tous les jours un compte Twitter « Nietzsche » sans penser qu’il soit réellement tenu par le philosophe de Sils-Maria d’outre-tombe. Par ailleurs, il faut être cohérent : on ne peut pas rejeter avec mépris les révélations sur les réseaux sociaux d’un supposé contrôleur aérien de nationalité espagnole qui accuse les autorités de Kiev et prendre au sérieux les aveux d’un des pires crimes de guerre par une source anonyme.
C. Des semi-aveux du chef séparatiste Khodakovski
Dans une interview à l’agence Reuters Khodakovski reconnaissait que les séparatistes possédaient des missiles buk. Problème : il publie un démenti le lendemain et affirme qu’il avait simplement dit qu’il ne savait pas si d’autres séparatistes étaient en possession de buk.
D. Des affirmations comme celle de John Kerry
Selon John Kerry, les États-Unis disposaient de « preuves circonstancielles extraordinaires » qu’ils connaissaient la trajectoire et l’heure, et il ajoutait : « Nous savons avec confiance que les Ukrainiens ne disposaient pas d’un tel système dans les environs à ce moment-là. Donc cela pointe clairement vers les séparatistes. » Ce qui voudrait dire que les images satellites présentées par le général Kartapolov lors de sa conférence de presse du 21 juillet et montrant des missiles buk installés près de Luahnsk et de Donetsk avant d’être bougés étaient soit des faux soit présentées avec une date fausse (et qu’il vaudrait donc mieux faire confiance aux images et preuves non présentées par les États-Unis). Ce qui mériterait au moins d’être discuté voire démontré.
À noter qu’Obama lui-même est revenu modérer les affirmations de son secrétaire d’État au profit d’un doute plus raisonnable. À noter aussi que des journalistes américains font part de doutes émanant des services de renseignement, rigolent ouvertement des déclarations de Kerry ou critiquent la politique de désignation d’un bouc émissaire en des termes inimaginables dans la presse française.
On pourrait continuer la liste fort longtemps avec des photos de missiles qui se contredisent (tantôt il manque un missile, tantôt pas et certaines semblent avoir été prises en zone contrôlée par Kiev), avec des affirmations péremptoires sur des sources inconnues auxquelles il faudrait faire confiance ou avec des raisonnements invérifiables sur la capacité qu’auraient ou n’auraient pas les séparatistes de toucher des avions à 10.000 mètres de haut avec ou sans l’appui radar nécessaire.
Ceci aboutit de temps en temps à de singuliers syllogismes, comme la déclaration du Conseil national de sécurité et de défense ukrainien (28 juillet) : suivant ce dernier, l’enquête aurait décelé une « décompression liée à une forte explosion » (ce que le bureau néerlandais chargé de ladite enquête, l’OVV, ne confirme ni n’infirme), ce qui renforcerait la thèse d’un missile lancé de la zone séparatiste. Il n’y aurait donc que les explosions provoquées par des buk pro-russes qui soient susceptibles de provoquer une forte décompression ?
Sur le plan de la logique pure, rien ne permet d’exclure que des séparatistes aient abattu un avion civil en le prenant pour un transporteur de troupes. Mais rien ne permet non plus d’exclure que ce soient les forces armées ukrainiennes (qui soit dit en passant avaient fait une telle erreur en 2001 et abattu par erreur un Tupolev de la Siberia Airlines, Kiev ayant reconnu la chose et indemnisé les victimes). Qu’il y ait désinformation du côté russe ou du côté ukrainien ne prouve ni l’innocence ni la culpabilité des séparatistes russes.
Simplement quelques remarques pour conclure
– Les faits bruts (telle conversation a eu lieu à telle heure, telle arme est capable de telles performances avec telle infrastructure, A est A et non B…) s’éloignent irrémédiablement de nous, simples citoyens, occultés qu’ils sont par les expertises contradictoires, les preuves douteuses et les contradictions des sources.
– En dépit du fait qu’il existe la possibilité d’accéder sur Internet à une multitude de sources et de documents souvent contradictoires, les médias dominants vont continuer à reprendre en boucle une version exclusive de la réalité, à l’exclusion de toutes les autres (avec le risque a contrario de stimuler les complotismes les plus délirants). Bien entendu, ils n’agissent pas ainsi parce qu’ils reçoivent des coups de téléphone de la Maison-Blanche ou de gros capitalistes, mais par un très simple réflexe de sélectivité idéologique, qui mène à des conséquences comme celle-ci : si vous voulez lire un texte vraiment critique à l’égard de la politique de Washington, vous avez plus de chances de le trouver dans la presse américaine que chez nous.
François-Bernard Huyghe
Source : huyghe.fr
29/07/2014