Odessa, Ukraine. La Russie comme l’Ukraine se considèrent comme des nations européennes, faisant partie de la civilisation occidentale et, dans les deux pays, on trouve des gens qui souhaitent que leur pays devienne membre de l’Union européenne. Dans ces conditions, comment l’Union européenne a-t-elle pu faire pour retourner une telle situation favorable contre elle-même ?
Elle l’a fait en opposant chacune des nations l’une contre l’autre et en cherchant à forcer l’Ukraine à choisir l’Europe contre la Russie. Au lieu d’adopter une stratégie qui aurait permis à l’Ukraine de capitaliser ses liens religieux, culturels et économiques avec la Russie, et qui aurait pu permettre de resserrer les liens entre l’Europe occidentale et la Russie, les négociateurs européens ont, dès le début, cherché à transformer l’accord d’association avec l’Union en test de loyauté.
D’abord, ils ont rejeté la proposition de l’Ukraine, que la Russie acceptait au départ, selon laquelle l’accession à l’Europe serait compatible avec le fait d’être membre de l’Union douanière, le précurseur d’une Union eurasiatique liant entre eux les anciens États soviétiques. A présent, ils ont aussi rejeté la proposition du président Victor Yanoukovitch de négocier les problèmes (notamment celui du dumping européen envers la Russie à travers l’Ukraine) par un format tripartite qui combattrait les trafics transfrontaliers illégaux, ce qui intéresserait aussi Bruxelles.
Ensuite, au lieu de mettre l’accent sur les valeurs de l’identité européenne slave, ils ont développé l’idée que l’association était un « choix de civilisation » entre la Russie et l’Europe. Comme la majorité des Ukrainiens regardent traditionnellement la Russie comme leur voisin le plus proche et le plus amical, n’est-il pas normal qu’ils aient rejeté un tel choix ?
Enfin, les négociateurs européens ont fait l’erreur stratégique substantielle d’ignorer les différences fondamentales qui existent dans les valeurs traditionnelles et religieuses. La crainte d’une partie importante de la population chrétienne de l’Ukraine est que l‘Union européenne impose un programme moralement laxiste au système légal et éducatif ukrainien, y compris des valeurs familiales non traditionnelles que beaucoup rejettent ici. Les porte-parole de l’Union européenne n’ont rien fait pour rassurer sur ces sujets et leur arrogance a déposé une bombe à retardement face aux efforts d’intégration européenne de la région tout entière. En somme, au lieu d’aborder ces négociations en partenaire, l’Union européenne s’est comportée comme un club de golf privé qui veut bien tolérer les Ukrainiens comme des caddies mais qui n’a pas l’intention d’en faire des membres. On comprend que M. Yanoukovitch ait considéré tout cela comme « humiliant » pour son pays.
La leçon la plus importante à tirer de l’échec de l’Union européenne est la nécessité urgente de modifier la vision conflictuelle qui inspire l’initiative du partenariat oriental. La réponse des représentants officiels de l’Union à la décision de l’Ukraine de repousser l’accord révèle ce que beaucoup suspectaient déjà, que cette initiative n’a d’autre but que de vouloir chasser la Russie de l’Europe en repoussant les frontières européennes plus à l’est. Mais comme la Russie et l’Ukraine se voient déjà comme partie de l’Europe, on peut penser que les deux pays vont rejeter ce choix conflictuel absurde que l’Union européenne leur impose : ce choix comme quoi être européen signifie se détourner de la Russie.
Ce faux choix apporte de l’eau au moulin de l’Union eurasienne. Car ce groupe respecte l’héritage culturel commun qui vient de la période soviétique, qui est encore vivant dans cette région. Deuxièmement, afin de créer des liens, la Russie apporte déjà une aide économique sans commune mesure avec ce que l’Union européenne peut même imaginer. De plus, l’objectif final de l’Union européenne comme de l’Union douanière est le même, à savoir créer une zone de libre-échange de Dublin à Vladivostok. La seule différence est que, en raison de sa taille, l’Union eurasienne pourra négocier avec l’Union européenne dans de bien meilleures conditions que ce que des États isolés pourraient obtenir.
Les critiques à l’égard de l’Union eurasienne portent sur deux points supplémentaires : le premier est que cette Union sera la réincarnation de la vieille URSS puique la Russie va dominer l’Union ; l’autre point est que les négociations commerciales entre d’anciens États soviétiques ne peuvent mener qu’à la stagnation économique.
Comme économie la plus forte, la Russie sera la force dominante de l’Union eurasienne mais ce sera d’autant moins vrai que le nombre de nations membres augmente. Quant à l’idée que la Russie va restaurer l’URSS par des accords économiques croissants, c’est tout simplement stupide. D’abord, l’Union eurasienne est fondée sur le respect des souverainetés des États. Et les compétences de l’Union européenne sont bien plus intrusives dans la vie des États que celles de l’Union eurasienne. Si l’un de ces groupes peut être suspecté de menacer les souverainetés nationales, c’est bien l’Union européenne.
L’argument de la stagnation économique est malvenu car il oppose l’Union européenne tout entière à la seule Russie et non à l’Union eurasienne tout entière. De plus, la Russie fait partie des BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud) dont les économistes disent qu’ils seront les économies dominantes en 2050. Les critiques disent-ils que l’Ukraine doit renoncer à accéder à ces pays en croissance parce que cela renforcerait les liens entre l’Ukraine et la Russie ? Ce serait aussi intelligent que de vouloir couper son nez pour améliorer son visage !
Les avocats de l’Union eurasienne ont d’autres arguments. D’abord, l’Union eurasienne adopte des standards analogues à ceux de l’UE mais les introduit graduellement afin d’éviter d’appauvrir la population locale, ce qui est important pour l’Ukraine dont l’équilibre politique et social est fragile. Deuxièmement, les règles de l’Union européenne sont taillées pour les besoins des pays membres actuels et risquent de ne pas être optimales pour d’autres. Le contraste est vif.
L’Union européenne propose d’abandonner un héritage commun pour des alternatives libérales non populaires. Elle propose de réduire l’indépendance économique et juridique nationale en échange de la perspective floue de devenir membre dans des dizaines d’années voire jamais.
Entretemps, beaucoup d’industries ukrainiennes seront ruinées par la suppression des barrières aux produits européens.
L’Union eurasienne propose de regrouper des pays qui ont un héritage commun. Elle propose une coopération économique qui augmente les marchés et permet d’établir une nouvelle compétitivité. Elle doit promouvoir l’intégration économique sur un grand marché commun. De plus, l’Union eurasienne peut offrir une aide financière substantielle aux pays qui veulent s’adapter à un marché transcontinental.
Rétrospectivement, la question à poser n’est pas pourquoi l’Ukraine n’a pas signé l’accord d’association, mais de se demander si pour ses leaders, signer aurait été la meilleure idée possible ?
Nicolai Petro
Professeur de sciences politiques à l’Université de Rhode Island (USA)
Source : International New York Times
03/12/2013
Traduit de l’anglais pour Polémia : Yvan Blot
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