Par Johan Hardoy ♦ L’œuvre de Jean-Claude Rolinat, bien connu des lecteurs de Polémia, compte déjà plus d’une vingtaine d’ouvrages. En tant que journaliste, il a également participé à la fondation de National-Hebdo et collaboré à Synthèse nationale et Présent. Son livre, Chypre – L’épine turque dans le talon européen riche de précisions utiles sur la « couleur locale » des lieux évoqués, appréhende deux sujets d’importance : la situation complexe de Chypre et les relations épineuses entre la Turquie et l’Europe.
Une île occupée depuis un demi-siècle
Dans la longue Histoire de Chypre se succèdent les Minoens, les Mycéniens, les Assyriens, les Égyptiens, les Perses, les Romains, les Byzantins, les Croisés (une dynastie d’origine poitevine règne pendant près de trois siècles), les Vénitiens, les Ottomans, les Britanniques puis, à nouveau et de façon partielle, les Turcs.
En 1960, lors de l’indépendance, la Grande-Bretagne se retire en conservant toutefois deux bases militaires de pleine souveraineté.
Les relations entre les populations grecques et turques locales demeurent conflictuelles et des affrontements violents opposent ces deux communautés.
En juillet 1974, 30 000 soldats turcs débarquent dans l’île après une tentative de coup d’État fomenté par des partisans de l’Énosis (rattachement à la Grèce), soutenus par les colonels grecs d’Athènes, contre l’archevêque-président Makários III. Après un mois de combat, l’occupation militaire entraîne une partition de fait entre deux parties divisées politiquement et humainement.
Ces territoires sont séparés par une zone démilitarisée contrôlée par les Nations Unies, dite « ligne Attila » par les Turcs et, plus généralement, « ligne verte » (un général anglais, responsable de la mission d’interposition en 1964, aurait tracé un trait au crayon vert sur une carte). La largeur de cette zone tampon, qui s’étend sur 180 kilomètres, varie de 7 kilomètres à 3,50 mètres dans les rues de Nicosie, ce qui en fait la dernière capitale européenne à rester physiquement divisée.
La partie grecque, relevant de la République de Chypre, est reconnue par l’ONU et l’Union européenne (UE), mais non par la Turquie.
En 1983, le tiers nord du territoire, toujours occupé par les militaires turcs, s’autoproclame République turque de Chypre du Nord (RTCN). Cette entité n’est pas reconnue par le droit international.
En 2004, le « plan Annan » (du nom de Kofi Annan, alors Secrétaire des Nations Unies) propose la réunification sous la forme d’une République chypriote unie. Lors du référendum du 24 avril, les Chypriotes turcs l’approuvent à près de 65 %, mais les Chypriotes grecs votent « non » à 75 %. Les divergences portent notamment sur la représentation de la population turque dans les institutions et sur le nombre de réfugiés autorisés à retrouver leurs résidences d’avant 1974 parmi les 200 000 personnes d’origine grecque concernées.
Le 1er mai 2004, Chypre intègre l’UE. De jure, toute l’île en fait partie, mais, de facto, la législation européenne demeure suspendue dans la zone turque.
Depuis lors, les ressortissants des deux communautés peuvent se rendre d’un secteur à l’autre sous réserve de présenter un passeport à l’un des huit points de passage.
Du côté de la RTCN, qui vit largement sous perfusion économique d’Ankara, la monnaie légale est la livre turque mais l’euro et le dollar sont largement utilisés.
Les Chypriotes grecs sont les plus nombreux, à savoir 850 000 contre 260 000 pour les Chypriotes turcs. Pour le moment, ce sont ces derniers qui ont exprimé le plus fortement une volonté d’union lors du référendum de 2004. Des raisons économiques, liées à l’intégration européenne qui en découlerait, expliquent largement ce souhait qui reste, pour le moment, un mirage.
Les ambitions européennes de la Turquie
Ce pays d’environ 85 millions d’habitants, dont 99 % sont musulmans, n’est européen que par une superficie de 3 % acquise par l’invasion de terres gréco-bulgares en Thrace.
Dans les années 2000, forte de l’appui des États-Unis en raison de sa situation stratégique et de son appartenance à l’OTAN, la Turquie a bien cru voir advenir le moment de son adhésion à l’UE malgré des entorses graves aux valeurs occidentales telles que l’occupation du territoire d’un État membre, la répression violente contre les Kurdes ou la non-reconnaissance du génocide arménien.
L’entrée de la Turquie dans l’UE engendrerait pourtant de multiples conséquences néfastes pour les Européens en lui donnant un poids politique majeur dans les institutions de l’UE du fait de sa masse démographique, en favorisant une immigration massive en raison d’un niveau de vie très inférieur à la moyenne des États membres, en encourageant les délocalisations industrielles des nations de l’Ouest, en repoussant les frontières européennes vers l’Orient dans un contexte géopolitique instable et en aggravant la criminalité sur le continent (selon l’OCDE, 28 % du PIB turc provient d’une économie souterraine liée à toutes sortes de trafics, notamment dans les domaines des stupéfiants, des contrebandes, des contrefaçons et de la prostitution).
Il s’est pourtant trouvé des dirigeants français en exercice tels que Jacques Chirac ou Dominique de Villepin, entre autres, pour promouvoir cette idée folle !
Aujourd’hui, la perspective d’une adhésion à l’UE semble s’éloigner. La politique étrangère ambitieuse menée dans « l’Orient compliqué » par Recep Tayyip Erdogan conduit à un isolement relatif de son pays. Le refroidissement avec Israël depuis 2010, lié au soutien à la cause palestinienne, n’est pas anodin [dernière minute : les deux États viennent d’annoncer la reprise de leurs relations diplomatiques], de même que l’achat de missiles S-400 à la Russie en 2017, ou encore les négociations en vue de rejoindre le « Groupe de Shanghai » (OCS) composé de la Chine, la Russie, l’Inde, le Pakistan, quatre États d’Asie centrale et, depuis l’an dernier, l’Iran.
En 2016, après des purges massives dans les rangs des militaires et des fonctionnaires suite au coup d’État avorté contre le président turc, le ministre des Affaires étrangères autrichien Sébastien Kurz déclare que son pays s’opposera à l’ouverture de nouveaux chapitres de négociation pour l’entrée de la Turquie dans l’UE. En réponse, l’un des conseillers d’Erdogan twitte : « Va te faire foutre, infidèle ! »
Par ailleurs, depuis des années, des « migrants » en provenance des côtes turques débarquent quotidiennement sur les îles grecques de Lesbos et Chios, la Turquie « ouvrant ou fermant le robinet au gré des chèques » reçus ou non de la part de l’UE. Comme l’a écrit Françoise Monestier dans Présent : « Erdogan peut donc, à tout moment, déclencher le feu démographique sur cette vieille Europe qu’il déteste par-dessus tout, lui qui veut venger la défaite ottomane de Vienne. »
Enfin, dans les pays européens, le financement des mosquées est étroitement lié au pouvoir turc. Une association très proche de l’AKP (le parti présidentiel « islamo-conservateur »), le Millî Görüş, gère ainsi plus de 500 mosquées en Europe, dont environ 70 en France.
Pour mémoire, le « nouveau sultan » Erdogan, dont la politique s’inscrit en rupture avec les principes laïques de la « Turquie moderne » voulue jadis par Mustafa Kemal Atatürk, est l’auteur du fameux slogan : « Les minarets sont nos baïonnettes, les coupoles nos casques et les mosquées nos casernes. »
Johan Hardoy
24/08/2022
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