Par Eric Delcroix, juriste, essayiste et écrivain, auteur de Droit, conscience et sentiments ♦ Chantal Delsol, professeur émérite des universités et membre de l’Institut, vient de publier un livre dont le titre enveloppe l’objet même, La Fin de la Chrétienté[i], sous-titré l’Inversion normative et le nouvel âge. Travail s’efforçant, sur 177 pages denses, à l’objectivité, ce qui est particulièrement intéressant de la part d’un auteur qui continue de se situer parmi « les catholiques traditionalistes ».
La substitution révolutionnaire des normes morales
Contrairement à Jean-Claude Michéa, avec sa prétendue neutralité axiologique du capitalisme, Chantal Delsol réfute absolument l’argument selon lequel nous assisterions à un étiolement de la norme morale. Elle constate au contraire que nous assistons à une double inversion : « inversion normative » et « inversion ontologique » (nous reviendrons sur celle-ci infra). Pour l’auteur : « L’expérience de chaque jour nous confirme que la morale n’a pas disparu avec la chute de la Chrétienté, et même que la morale envahit tout … (…) Ni la civilisation ni la morale ne s’arrêtent avec la Chrétienté. »
Le professeur Delsol constate que les fascismes, au sens large mais national-socialisme excepté, ont été l’ultime tentative de sauver la Chrétienté, du point de vue civilisationnel, ce qu’avaient compris en leur temps Henri Massis et Charles Maurras vis-à-vis de Mussolini, Franco ou Salazar, actifs contre le « chaos nihiliste ». Chantal Delsol rappelle les mots de Spengler que se répétaient, selon Massis, les créateurs de la Phalange espagnole : « Au dernier moment, c’est toujours un peloton de soldats qui sauve la civilisation ».
Aujourd’hui, tout le monde est antifasciste, chrétiens inclus, aussi nul n’est-il forcé de comprendre les causes de l’ « agonie ou comment s’est arrivé » … Les progressismes ont gagné, mais leur matérialisme est maintenant phagocyté par l’esprit « biblico-révolutionnaire » américain…
L’inversion normative et l’inversion ontologique
« L’humanitarisme, la morale contemporaine, est une morale entièrement tournée vers le bien-être de l’individu, sans aucune vision anthropologique. Ce qui compte, c’est le désir et le bien-être, à l’instant même. » Sous influence américaine, « … l’inversion normative est menée sous l’égide de la culpabilité, ce qui la rend violente et pleine d’amertume. » Et, écrit toujours Chantal Delsol, « à partir du milieu du XXe siècle, l’Église abandonne toute prétention à peser sur la société, et même, elle commence à avoir honte de sa domination séculaire (…) Que l’Église marche dans cette combine infernale, montre à quel point elle est soumise aux circonstances. »
Mais tout ce formidable et irrésistible processus repose sur une « inversion philosophique. Il vaudrait mieux dire une inversion ontologique. »
Les Lumières ont porté, à terme historique, l’invalidation dans les esprits des fondements chrétiens de l’Occident. « Les chrétiens d’aujourd’hui, affolés devant la chute de leur influence, ont tendance à prétendre que toute morale va disparaître, avec l’effacement du monothéisme. C’est méconnaître l’histoire. » En effet, si, avec l’effacement de Dieu, la morale transcendantale certes s’étiole, en revanche une nouvelle morale se développe, produite non dans le Ciel mais dans la Cité, sous l’égide de l’État. Et c’est bien ce que nous pouvons observer, avec le nouvel ordre moral anti-discriminatoire et l’esprit woke.
Quelques réserves sur le discours de Chantal Delsol
Il faut absolument lire la Fin de la Chrétienté. Je me permets tout de même deux critiques sur cet ouvrage marquant.
D’une part, Chantal Delsol observe que « Les animateurs de plateaux de télévision sont les sentinelles et parfois les cerbères de la morale commune (…) Ils ont revêtu le rôle que jouaient les évêques il y a encore un demi-siècle. » Certes, c’est exact, mais l’auteur omet d’évoquer le rôle primordial des juges de l’État de droit, entraînés par les droits de l’homme à confondre droit et morale, à devenir des censeurs, confesseurs et persécuteurs des dissidents. (Pourtant elle a su par ailleurs critiquer très pertinemment la justice internationale[ii]).
D’autre part, l’auteur voit dans la nouvelle morale la marque du paganisme restauré, en oubliant que celui-ci fut précédemment toujours holiste et correspondait à un dessein anthropologique. En revanche, l’exacerbation de l’individualisme narcissique contemporains est l’héritage biblico-révolutionnaire du christianisme ! En effet, pour celui-ci, et ce fut une révolution pour le monde antique, le Salut ne concerne que l’individu et son moi.
Éric Delcroix
29/12/2021
[i] Éditions du Cerf, Paris, novembre 2021.
[ii] La Grande méprise, Éditions de la Table ronde, Paris, septembre 2004.
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