Par Paul Tormenen, juriste et spécialiste des questions migratoires ♦ Le directeur général de l’Office français de l’immigration et de l’intégration a publié fin 2020 un court essai intitulé Ce grand dérangement – L’immigration en face. Bien que son propos soit souvent parsemé de poncifs, la comparaison que fait Didier Leschi de la politique migratoire de différents pays européens met en relief la singularité de la France : à bien des égards, notre pays est beaucoup moins exigeant que ses voisins tant vis-à-vis des migrants légaux que des clandestins qui souhaitent s’y installer. Voilà très probablement une explication majeure des flux migratoires particulièrement importants qui arrivent dans notre pays. Reste à en tirer les conséquences. Celles que tire Didier Leschi sont à mille lieues de pouvoir résoudre les problèmes exposés parfois avec réalisme.
Didier Leschi, le directeur général de l’OFII
Après Patrick Stefanini avec son essai paru en 2020, Immigration – Ces réalités qu’on nous cache, c’est un autre haut fonctionnaire, cette fois-ci encore en fonction, qui décrit sans fard la situation de l’immigration dans notre pays.
Didier Leschi est depuis 2015 le directeur général de l’Office français de l’immigration et de l’intégration (OFII). L’OFII est un établissement public qui a plusieurs missions :
- l’intégration des migrants durant les cinq premières années de leur séjour en France ;
- la gestion des procédures de l’immigration professionnelle et familiale, la gestion du dispositif d’accueil des demandeurs d’asile, celle des aides au retour et à la réinsertion ainsi que la lutte contre le travail illégal.
Fréquemment classé à gauche, Didier Leschi fait souvent preuve d’une liberté de ton pour parler de l’immigration dans notre pays, une liberté qui tranche avec le discours lisse et policé de nombreux hauts fonctionnaires. Les fonctions de Didier Leschi à la tête de l’OFII lui permettent d’avoir accès à de nombreuses informations que n’a pas le vulgum pecus que nous sommes, et c’est l’un des intérêts majeurs de cet essai.
La hardiesse de certains propos du directeur de l’OFII peut trouver une explication dans la situation extrêmement préoccupante de la France mais aussi dans l’âge de l’auteur de l’essai, qui le rapproche de la retraite.
Les éléments de contexte
Didier Leschi évoque dans une première partie de l’essai l’explosion démographique de l’Afrique et le risque de développement de la pauvreté dans ce continent. S’agissant de l’émigration, il souligne le traitement brutal par les autorités des pays maghrébins des « dizaines de milliers » de Subsahariens et l’inhospitalité des pays proches des pays de départ des migrants.
Le directeur de l’OFII reprend à son compte les chiffres de l’ONU pour quantifier l’augmentation du nombre d’immigrants en Europe, un nombre qui serait passé de 56,3 millions en 2000 à 78 millions en 2017. Le nombre d’immigrants nés dans un pays européen serait quant à lui passé de 33,5 millions en 2014 à 38 millions en 2017.
Les liens forgés par l’histoire expliqueraient l’importance de l’immigration en France des Africains et des Cambodgiens et Vietnamiens.
Tordant le cou à de récentes déclarations du ministre de l’Intérieur, Didier Leschi souligne qu’« il n’y a jamais eu autant d’immigrés dans notre pays qu’aujourd’hui, entre 9 et 11 % de notre population en fonction du mode de comptage ». La France serait le pays d’Europe qui compte la proportion la plus élevée de personnes de seconde génération d’immigrés. Il estime qu’un quart de la population française « a un lien avec l’immigration ».
L’immigration favorise, selon Didier Leschi, la fuite des talents, comme en témoigne le nombre de médecins avec un diplôme obtenu à l’étranger exerçant en France, 30 000 sur les 250 000 qui travaillent sur le territoire. Mais il n’y a pas que des Bac + 10 qui viennent en France : « … plus de 40 % des immigrés d’âge actif ne sont pas ou peu qualifiés ». Didier Leschi constate que « les immigrés non originaires de l’Union européenne sont beaucoup plus touchés par le chômage que les autres immigrés », ceci alors que l’immigration extra-européenne ne fait qu’augmenter.
La progression simultanée du regroupement familial et de la désindustrialisation de la France amène Didier Leschi à souligner que « l’accélération des flux est préjudiciable aux plus démunis et aux salariés les plus faibles, les moins qualifiés ».
Le processus d’acculturation des étrangers à la France est présenté comme « plus long et plus difficile » que par le passé, compte tenu des déplacements plus faciles et fréquents, des médias étrangers plus facilement disponibles et de « la pression de l’islam intégriste diffusé par mille canaux ».
Les mosquées, selon Didier Leschi, se sont imposées comme « lieu où l’on retrouve la dignité » dans un contexte où les organisations collectives (associations, syndicats, etc.) ont largement disparu.
Des comparaisons « éloquentes » pour la France
Jusqu’ici, rien de bien nouveau, mais cela va mieux en le disant. C’est dans les comparaisons avec les autres pays européens que l’essai de Didier Leschi trouve tout son intérêt.
L’asile ? La France « est redevenue un des tout premiers pays de l’asile » en Europe. Les autorités françaises sont « moins sévères dans l’examen des situations » ce qui explique que « beaucoup de ces déçus de l’asile européen […] considèrent que nous sommes le dernier recours ». En témoignent les pays d’origine des demandeurs d’asile en France, Guinée, Côte d’Ivoire, Mali. Algérie, etc. L’allocation attribuée aux demandeurs d’asile ? Son montant est supérieur en France à celui en vigueur dans la plupart des pays d’Europe.
L’hébergement des migrants ? Il est inconditionnel en France, que ce soit pour les immigrés légaux que pour les clandestins, ce qui n’est pas le cas en Italie, en Grande-Bretagne, en Finlande ou au Danemark.
Les campements sauvages ? Alors que la France est le pays le plus touché par ce phénomène, « il n’y a qu’en France où la police rend ces mêmes tentes à ces associations une fois les personnes évacuées vers des hébergements pérennes ». Notre pays est également le seul à considérer « [une] tente ou [un] abri en carton [sur un] trottoir ou dans le jardin d’un particulier » (!) comme un habitat dont l’évacuation peut être différée par un juge.
L’accès aux soins pour les clandestins ? L’AME « donne accès à un panier de soins quasi-équivalent à celui des résidents », ce qui n’est pas le cas « dans l’ensemble des pays européens ». Pire, la France serait avec la Belgique « l’unique pays au monde délivrant des titres de séjour pour soin à tous ceux qui font valoir qu’ils ne peuvent accéder à un soin dans leur pays ».
L’acquisition de la nationalité française ? Notre pays est « bien plus ouvert que d’autres » en donnant la nationalité française chaque année à 100 000 à 150 000 personnes. La France n’exige pas que ceux qui acquièrent la nationalité française renoncent à leur nationalité d’origine, contrairement à de nombreux pays de l’Union européenne.
Le regroupement familial ? Nous ne le contingentons pas contrairement à d’autres pays européens et les prérequis (maîtrise de la langue, ressources, etc.) pour faire venir sa famille sont beaucoup moins exigeants en France que chez nombre de nos voisins.
Les éloignements des clandestins ? La France, dans ce domaine, est également, selon Didier Leschi, moins ferme que les autres. Dépénalisation de l’aide au séjour des clandestins, durée très courte de leur rétention en centre de rétention administrative, des clandestins qui détruisent leurs papiers d’identité « une fois sur le sol français pour empêcher toute reconduite » : les conditions sont réunies pour que la France éloigne très peu de clandestins de son territoire. Contrairement à de nombreux pays européens, l’État français a délégué à des associations l’assistance juridique aux clandestins avant leur expulsion, une délégation qui apparaîtrait comme « incongrue » chez nos voisins. Les autorités françaises favorisent à l’extrême les retours volontaires, avec des aides qui peuvent aller jusqu’à 10 000 euros par personne. Sans parler des 1 800 euros pour l’étranger en situation irrégulière qui accepte de prendre l’avion. « Là encore, nous sommes les plus généreux d’Europe ».
Des préconisations totalement décalées
L’essai écrit par Didier Leschi comporte certains travers et limites. Si la comparaison des conditions d’accueil des migrants est cinglante pour la France, ses propositions en la matière sont très loin d’être à la hauteur des enjeux.
Il y a trop de migrants en Île-de-France ? Il faut les répartir sur le territoire national.
L’immigration clandestine est massive ? « Il faut responsabiliser les pays frontaliers de l’Europe à garder les frontières de l’UE. »
Le nombre de demandes d’asile explose en France ? La Commission européenne devrait proposer qu’« un refus de droit d’asile décidé dans un pays de l’Union ait une valeur dans toute l’Union ». What else ? serait-on tenté de demander après l’accablante énumération des « avantages comparatifs » de la France. On n’attendait pas un programme politique de la part d’un haut fonctionnaire, mais comme Didier Leschi s’est hasardé à esquisser des pistes pour le législateur, il aurait au minimum pu tirer tous les enseignements de ses constats.
Autre limite de l’essai, soulignée par la démographe Michèle Tribalat : les sources de toutes les informations mentionnées ne sont pas citées, ce qui laisse la porte ouverte à toutes les approximations (1).
Le benchmark des migrants, un mot tabou
L’essai du directeur de l’OFII a cependant un mérite majeur : celui de montrer, même de manière excessivement sommaire, la marge de manœuvre dont disposent les dirigeants des pays européens en matière migratoire, dans le cadre imposé par un droit communautaire largement favorable aux migrants. La démonstration de Didier Leschi nous apprend que cette marge de manœuvre est utilisée par notre gouvernement pour accroître les flux migratoires et non pour les diminuer.
En mai 2018, le ministre de l’Intérieur de l’époque, Gérard Collomb, évoquait devant les sénateurs le « benchmarking », l’étude comparative, que font les migrants avant de choisir un pays de destination (2). Cette déclaration a provoqué un tollé à gauche. Le porte-parole de LREM, aujourd’hui porte-parole du gouvernement, résumait la position de son parti en affirmant : « S’il y a un benchmark qui est fait par les migrants, il est assez simple : c’est mourir chez eux ou survivre ailleurs » (3).
On comprend donc mieux, avec une telle héroïsation feinte ou sincère de tous les « migrants », que le fait que la France se distingue dans de nombreux domaines par des conditions plus favorables pour les immigrés que d’autres pays européens n’est pas pour nos dirigeants une tare mais un atout. Si tel n’était pas le cas, notre président de la République, toujours si prompt à recourir à grands frais à des cabinets conseils anglo-saxons comme McKinsey, aurait depuis longtemps dressé le même constat que celui fait, certes de manière un peu frustre, par Didier Leschi. Ce refus de considérer les migrants comme des personnes capables de choix rationnels s’apparente soit à un nouveau mensonge éhonté, soit à une forme de paternalisme.
En 2017, Emmanuel Macron, candidat à la présidence de la République, exposait à la Cimade (cela ne s’invente pas) sa vision de l’immigration :
« Ces mouvements [migratoires, NDLR] vont aller croissant parce que les incertitudes géopolitiques, les déstabilisations climatiques vont continuer à toucher des régions qui sont très proches de la nôtre. […] L’immigration se révèle une chance d’un point économique, culturel, social. Dans toutes les théories de la croissance, elle fait partie des déterminants positifs » (4).
Chacun aura compris qu’en dépit de ses gesticulations et déclarations contradictoires, il entend bien ne pas dévier de la trajectoire folle qu’il donne au pays.
Paul Tormenen
13/03/2021
Ce grand dérangement – L’immigration en face, Gallimard, coll. « Tracts », 2020.
Notes
(1) « Du bon usage des statistiques sur l’immigration ». Michèle Tribalat. Causeur. 11 décembre 2020.
(2) « “Benchmarking” des migrants : les propos de Gérard Collomb font polémique ». Le Monde. 31 mai 2018.
(3) « Migrants qui feraient du “benchmarking” : Gabriel Attal, porte-parole LREM, se paye Gérard Collomb ». Marianne. 31 mai 2018.
(4) « Migrants, politique migratoire et intégration : le constat d’Emmanuel Macron ». Réforme. 1er mai 2017.