« L’annexion de la Crimée est peut-être problématique, mais elle est moins problématique que l’occupation des territoires palestiniens par Israël. »
Au milieu du tumulte politico-médiatique qui entoure l’annexion de la Crimée par Vladimir Poutine, certains journalistes et commentateurs gardent heureusement la tête froide : c’est le cas de Gideon Levy, journaliste, membre de la direction du quotidien Haaretz et identifié avec la gauche radicale et reconnu pour dénoncer la politique israélienne à propos des territoires disputés en Cisjordanie. Polémia reprend ci-après son article paru dans le Haaretz du 20/03/2014.
Polémia
L’annexion de la Crimée est peut-être problématique, mais elle est moins problématique que l’occupation des territoires palestiniens par Israël.
Saddam Hussein a déjà été exécuté, ainsi qu’Osama ben Laden. Mais tout n’est pas perdu pour l’Occident éclairé. Il existe un nouveau diable, et il s’appelle Vladimir Poutine. Il déteste les homosexuels, par conséquent les dirigeants « éclairés » ne sont pas allés à Sotchi. Voilà qu’il occupe maintenant un territoire, alors on va lui imposer des sanctions et des boycotts. Partout l’Occident appelle au meurtre contre lui : comment ose-t-il annexer le territoire de la Crimée ?
Les États-Unis sont la superpuissance responsable de la plus grande quantité de sang versé depuis la Deuxième Guerre mondiale, et le sang de leurs victimes crie depuis le sol de la Corée et du Vietnam, du Cambodge et du Laos, de l’Irak, du Pakistan et de l’Afghanistan. Pendant des années, Washington s’est mêlé des affaires intérieures de l’Amérique latine comme si ces affaires étaient les siennes et a installé et renversé pêle-mêle les régimes.
En outre, le nombre de gens peuplant les prisons américaines, et leur proportion par rapport à la population, est le plus élevé du monde, Chine et Russie comprises. Depuis 1977, 1.246 personnes, dont certaines étaient innocentes des accusations portées contre elles, ont été exécutées aux États-Unis. Huit États américains limitent les propos contre l’homosexualité d’une manière parfaitement similaire à la loi anti-gay promulguée par Poutine. C’est cette superpuissance qui, avec ses alliés et ses États vassaux, soulève un tollé contre le nouveau diable.
Ils s’insurgent contre l’occupation de la péninsule de la Crimée comme si c’était l’occupation la plus abominable de la terre. Ils veulent punir la Russie pour cela, peut-être même déclencher une guerre mondiale pour la libération de Sébastopol. L’Amérique peut occuper l’Irak – la guerre contre le terrorisme et les armes de destruction massive le justifient, comme chacun le sait – mais la Russie n’a pas le droit d’envahir la Crimée. C’est une violation du droit international. Même un référendum est une violation de ce droit – droit que l’Occident observe avec tant de soin, comme chacun sait.
Mais bien sûr, la vérité est à cent lieues de ce deux poids deux mesures moralisateur. L’annexion de la Crimée est peut-être problématique, mais elle est moins problématique que l’occupation des territoires palestiniens par Israël. Elle est plus démocratique que l’échange de territoire proposé par le ministre des affaires étrangères Avigdor Lieberman ; au moins la Russie a-t-elle demandé aux habitants sous quel pouvoir souverain ils désiraient vivre, ce qui n’est jamais venu à l’idée de Lieberman de faire.
Les raisons de la Russie d’annexer la Crimée sont aussi plus convaincantes que l’annexion de facto des territoires occupés par les Israéliens. Les Russes et les Israéliens utilisent la même terminologie évoquant les droits ancestraux et les liens historiques. Les Israéliens y ajoutent des raisons provenant de la Bible, et y intègrent des questions relevant du caractère sacré et des croyances messianiques. « La Crimée et Sébastopol retournent à … leurs rivages, à leur port natal, à la Russie ! » a dit Poutine ; en Israël, le premier ministre Benjamin Netanyahou parle du « rocher de notre existence » (**). Mais si la plupart des habitants de la Crimée sont des Russes, la plupart des habitants des territoires sont des Palestiniens – une si petite nuance, insignifiante.
La Russie est aussi plus honnête qu’Israël : elle déclare son intention d’annexer le territoire. Israël, qui a, en fait, annexé ses territoires depuis longtemps, n’a jamais osé l’admettre.
L’occupation israélienne n’interpelle pas le monde entier – pas d’appels aux sanctions et certainement pas de menaces de guerre – comme c’est le cas avec l’occupation de la Crimée. Netanyahou n’est pas le diable, ni aux yeux des Américains ni à ceux des Européens, et les violations du droit international par Israël ne sont pour ainsi dire jamais mentionnées. L’occupation israélienne, qui est plus cruelle que celle de la Crimée, n’est pas reconnue et l’Occident ne bouge pas le petit doigt pour y mettre vraiment fin. Les États-Unis et l’Europe lui fournissent même des fonds et des armes.
Cela ne veut pas dire que la Russie ne mérite pas d’être critiquée. L’héritage de l’Union soviétique est horrible, et la démocratie en Russie est loin d’être réelle, quand on voit que Poutine déclare la guerre aux médias et à la liberté d’expression et quand on pense à la honteuse affaire des Pussy Riots ; la corruption augmente et, avec elle, le règne des oligarques. Poutine ne s’exprime pas aussi noblement que le président américain Barack Obama, mais c’est l’Amérique qui dirige Guantanamo, non la Russie.
Malgré tous ces discours pompeux de l’Occident sur la justice et le droit international, c’est en réalité le diable Occident qui s’habille en Prada, tout en en faisant bien plus que la Russie pour saper ces valeurs tant vantées.
Gideon Levy
Source : haaretz.com, 20/03/2014
Titre original : The Western Devil Wears Prada. Traduction pour Polémia, René Schleiter
Notes
(*) Allusion au film Le Diable s’habille en Prada (The Devil Wears Prada) lui-même tiré du roman américain de Lauren Weisberger sorti en 2003 (NDLR.)
(*) C’est la formule chère à Netanyahou pour désigner les États-Unis.