Par Francis Van den Eynde, homme politique flamand ♦ Dans Polémia il y a polémique ! Les articles de Javier Portella sur la crise catalane (Les sécessionnistes catalans : anti-identitaires, libertariens et pro-musulmans / La Catalogne, l’Europe, la nation et la région) ont suscité des réactions de correspondants flamands de Polémia.
C’est bien volontiers que nous leur donnons la possibilité de s’exprimer. Nous publions ici un texte de Francis van Eynde, longtemps élu à Gant et ancien député du Vlaamsbelang au parlement belge.
C’est au nom de quelques amis flamands, tous régionalistes et européens convaincus [1] et de surplus lecteurs assidus du site Polemia, que je vous adresse une réaction concernant l’article de Javier Portella paru le 9 février sous le titre « La Catalogne, l’Europe, la nation et la région ». Permettez moi de commencer par un bref aperçu de l’histoire de cette région.
Il faut savoir que la Catalogne a depuis toujours affirmé son identité particulière. Au moyen-âge, on y parlait non seulement le catalan mais la société y était déjà régie selon un système de droit du même nom (un mélange de droit romain, wisigoth et féodal). Pendant quelques siècles, la Catalogne a réussi à conserver son indépendance tout en participant à la confédération qui s’était formée autour de l’Aragon. Ce royaume devint le fer de lance de la Reconquista et forma, avec la Castille, le noyau initial de ce qui deviendra l’Espagne.
La victoire des Bourbons lors de la « guerre de succession d’Espagne » (1701-1714) ne sera pas du tout favorable à la Catalogne. Le nouveau régime impose une centralisation à outrance. Les structures confédérales qui existaient à l’époque des Habsbourgs sont tout bonnement supprimées. Le 29 juin 1707, le roi Felipe V abolit par décret (Decretos de Nurva Planta) tous les privilèges et toutes les traditions particulières des anciens royaumes d’Aragon et de Valence. Les autorités locales et régionales subissent le même sort. L’utilisation de la langue catalane est frappée d’interdiction. Les lois de la Castille sont désormais d’application sur tout le territoire du royaume. Il n’est certainement pas exagéré de parler d’une sorte de jacobinisme avant la lettre. La brutalité ces mesures sera bien sûr à l’origine de quelques révoltes mais celles-ci seront rapidement réprimées.
Vers la moitié du dix-neuvième siècle, la Catalogne connaîtra une sorte de renaissance de sa culture nationale, comparable à celles qui – à la même époque – ont lieu dans un grand nombre d’autres régions européennes (Irlande, Flandre etc.). Ce renouveau d’intérêts pour la culture nationale se cristallisera surtout autour de la sauvegarde de la langue catalane. Le mouvement catalan inspirera très vite la plupart des organisations similaires qui se développent dans les régions avoisinantes. Lorsque Mistral écrit le « Coupo Santo », il fait débuter cet hymne des félibres par la phrase : Prouvençau, veici la Coupo que nous vèn di Catalan.
A la fin du dix-neuvième siècle, le nationalisme catalan se politise et passera ainsi à une vitesse supérieure. Lors des élections de 1907, le parti nationaliste « Solidaridat Catalana » obtiendra 41 sièges sur 44 au niveau provincial. C’est dans le sillage de cet indéniable succès que l’on en arrivera à la fondation de la Mancommunitat (1914), une sorte de système d’autodétermination qui rédigera un projet de statut d’ autonomie en 1919. La mancommunitat sera dissoute par le général Primo de Rivera [2] lorsqu’ il prendra le pouvoir en 1923 avec l’ aide du roi Alphonse XIII. Les quelques formations catalanes de droite comme la Lliga Regionalista, qui au début croyaient bon de le soutenir, seront rapidement déçues. Primo de Rivera est un unitariste espagnol pur-sang et il s’en prend avec violence à tout ce qui est séparatiste ou régionaliste. Il n’ épargne même pas ses alliés de la Lliga regionalista.
Alphonse XIII quitte le pays suite aux élections municipales du 14 avril 1931 qui furent largement gagnées par les partis républicains. La deuxième république espagnole (la première exista de février 1873 au mois de décembre 1874) est proclamée. En Catalogne, ces élections donnent la victoire à l’Esquerra Republican de Catalunya (ERC) qui vient à peine d’être fondée. Son président, Francesc Macia, proclame immédiatement la république mais stipule en même temps que celle-ci fera partie de la fédération ibérique. Suite à des négociations avec le gouvernement de Madrid, il se contentera finalement d’ un statut d’autonomie approuvé par le parlement espagnol. A partir de ce moment, la Catalogne aura son propre parlement et son propre gouvernement ayant des compétences entièrement officielles.
En 1934, le successeur de Macia, Lluis Companys, proclama à nouveau la république. Son but est d’arriver à un véritable Etat catalan qui ferait toutefois encore toujours partie de la république espagnole. Il ne désirait en effet pas tourner le dos à l’Espagne mais voulait avoir la certitude que la Catalogne aurait le droit de suivre son propre chemin dans le cas où elle ne pourrait plus se retrouver dans la politique du gouvernement de Madrid.
Celui-ci réagira par la suppression immédiate de l’autonomie catalane et la condamnation de Companys à trente ans de prison (il y a des comparaisons qui s’imposent). Il fut libéré par le Front Populaire qui gagna les élections de 1936 et devint le chef du gouvernement catalan pendant la guerre civile. En 1939 la Catalogne tomba aux mains de Franco. Celui-ci décréta immédiatement des mesures très sévères contre tout ce qui pouvait confirmer l’existence d’une identité catalane. L’utilisation de la langue du pays fut à nouveau interdite, le parlement catalan fut supprimé et il ne fut plus question de la moindre autonomie régionale. L’historien catalan Josep Benep considère l’hispanisation forcée qui fut imposée alors comme une forme de génocide culturel.
Un gouvernement symbolique en exil, voila tout ce qui restait de la république de Catalogne. À partir de 1954, celui-ci fut dirigé par Josep Tarradellas. Après la mort de Franco, c’est avec lui que Madrid engagea des pourparlers dans le but d’en arriver à une restauration de la démocratie sans que cela fasse trop de vagues. Les discussions furent rondement menées car Tarredellas obtint très rapidement un nouveau statut d’autonomie pour la Catalogne. Il fit même mieux. Les nouvelles institutions catalanes étaient non seulement en place mais fonctionnaient déjà avant que la nouvelle constitution espagnole n’ait été approuvée par le parlement. Tout semblait aller pour le mieux dans le meilleur des mondes jusqu’ au moment où, en 2010, le Partido Popular qui était au pouvoir à Madrid décida de réduire sérieusement le statut d’autonomie de la Catalogne.
Des Catalans de droite et de gauche se retrouvèrent des lors côte à côte dans le combat contre cette diminution unilatérale de leur autonomie. Ils se trouvèrent condamnés a choisir entre l’acceptation des conditions dictées par Madrid ou une déclaration d’indépendance. Le choix fut vite fait. On peut bien sûr se poser des questions concernant la légitimité de cette mesure. En ce qui nous concerne, nous nous rallions à la réponse qu’Alain de Benoist y a donnée lorsqu’ il a déclaré dans un entretien :
La légitimité est liée à la souveraineté populaire qui, lorsqu’elle s’en distingue, prime à mon avis sur la souveraineté nationale. C’est le peuple, en tant que force constituante, qui est la source de la légitimité. Or, il y a un peuple catalan, tout comme il y a un peuple écossais, un peuple québécois, un peuple corse, un peuple breton, etc. Pendant des siècles, ce peuple s’est trouvé associé à l’histoire de la nation espagnole, soit qu’il y ait consenti, soit qu’on l’y ait forcé. Aujourd’hui, apparemment, il veut mettre un terme à cette association. Qu’on s’en félicite ou qu’on s’en indigne, cela ne change rien à l’affaire. Il faut en prendre acte
Avoir une seule langue officielle n’est pas une tare
Portella se plaint de ce qu’en Catalogne, ceux qu’il nomme les ‘sécessionnistes’ ont réussi à imposer le Catalan comme seule langue admise dans l’administration et l’ enseignement. N’en n’est il pas de même en ce qui concerne l’espagnol en Espagne, sans que cela ne l’ait jamais dérangé ?
Il n’y a pourtant jamais prêché ce bilinguisme si enrichissant selon lui et qu’il exige pour la Catalogne.
Il semble ignorer que les mesures légales mises en application par les catalans pour la sauvegarde leur langue, longtemps opprimée et même interdite, ne sont pas différentes de celles prises en faveur du français au Québec et du néerlandais en Flandre.
Je tiens à signaler au passage qu’il connait fort mal cette dernière lorsqu’il prétend qu’ elle a été profondément bilingue jadis. La réalité est toute différente. La Belgique a été créée de toutes pièces en 1830 par une bourgeoisie qui, en Flandre, parlait le français pour se distinguer du commun du peuple dont elle méprisait le néerlandais. Maurice Maeterlinck, prix Nobel de littérature, disait que c’était un ‘jargon vaseux’.
Jusque dans les années vingt, les cours de l’enseignement secondaire et ceux des universités étaient uniquement donnés en français. Ce n’est qu’en 1932 que l’université de Gand a été néerlandisée. Cela handicapait terriblement les jeunes des classes populaires dont la langue maternelle était le néerlandais et les condamnait en fait à rester subalternes. Faut-il rappeler que, pendant la première guerre mondiale, les soldats flamands (c’est-à-dire la majorité des troupes belges) étaient commandées au feu par des officiers qui ne parlaient que le français et dont, souvent, ils ne comprenaient pas – ou mal – les ordres.
Je voudrais également signaler qu’au contraire de ce que pense Portella, le fait que le néerlandais soit notre unique langue officielle ne nous a jamais empêché d’en connaître d’autres. Beaucoup de flamands sont bilingues et un grand nombre de ces derniers parlent également l’anglais et l’allemand. Il en va de même en Catalogne. L’ex-président Puigdemont, comme beaucoup de ses compatriotes, connait bien sûr le catalan et l’espagnol mais également l’anglais et le français qu’il parle couramment. Portella peut il en dire autant de ces concitoyens espagnols ?
Le raisonnement de Portella pourrait être résumé par une formule qui s’énoncerait à peu près comme ceci : aux grandes nations et aux grandes langues leur place mais toute leur place ; et aux minorités ethniques leur place mais rien que leur place. Selon lui, la grandeur d’une langue dépendrait du nombre de ses locuteurs et celle d’une nation de celui de ses ressortissants. Cette façon de voir les choses est passablement réductionniste et subjective. Une ethnie n’est jamais minoritaire sur son propre territoire et la valeur d’une langue ne se mesure pas au nombre de ses locuteurs (dans ce cas, le français au Canada ne serait qu’ une petite langue).
En fait, les langues ne sont pas comparables. Elles ont chacune une âme et une magie qui leur sont propres. C’est la raison pour laquelle il est tellement difficile, sinon impossible, de traduire de la poésie. On ne peut s’imaginer qu’il soit possible de rendre en allemand la tonalité et l’intensité d’un poème de Verlaine ou de Baudelaire.
Il faut d’ailleurs constater que les langues européennes se complètent mutuellement, même celles que Portella considère comme petites. Le mot ‘slogan’ qui nous vient du très peu parlé gaélique écossais fait partie du vocabulaire d’un grand nombre de langues de notre continent. Chacune de nos différentes langues a d’ailleurs enrichi notre culture européenne commune. Que serait cette dernière sans les romans arthuriens, les épopées irlandaises ou celles d’Islande qui toutes, cependant, proviennent a l’origine de communautés ethniques qui, aujourd’hui, sont souvent considérées comme minoritaires ?
Alors respectons toutes les langues de notre continent et donnons à chaque ethnie européenne le droit de se sentir chez elle sur son propre territoire. C’est à cette condition que nous construirons une Europe selon nos volontés : un grand et solide bâtiment commun dans lequel chaque nation, grande ou petite, aura son propre appartement où elle pourra vivre selon les traditions qui lui sont propres. Ce n’est pas l’ unité qui fait la force. C’est l’union.
Francis Van den Eynde
15/03/2018
[1] Comme l’était Jean Mabire.
[2] Le pére de Jose Antonio.
Crédit photo : Jordi Play [CC BY 2.0] via Flickr