Par Johan Hardoy ♦ Juriste et essayiste, Aristide Leucate a écrit antérieurement un excellent « Qui suis-je ? » (Éditions Pardès) consacré à Carl Schmitt. Cet auteur majeur de la « Révolution conservatrice » allemande, né en 1888 et mort en 1985 à Plettenberg (Allemagne), appréhende le droit dans une perspective politique et théologique. Son œuvre est désormais pleinement reconnue malgré son appartenance au parti nazi de 1933 à 1936, les juges de Nuremberg n’ayant retenu aucun chef d’accusation à son encontre après la guerre. Dans son dernier livre, Carl Schmitt et la gauche radicale – Une autre figure de l’ennemi, dont nous proposons un survol à grands traits, Aristide Leucate démontre l’actualité de la conception antilibérale de Schmitt, en soulignant les convergences et les oppositions de ce dernier avec les thèses de grandes figures révolutionnaires (marxistes ou non) et son influence sur des intellectuels de gauche « progressistes » qui privilégient les luttes catégorielles et « sociétales » aux luttes sociales.
Walter Benjamin (1892-1940)
Les deux penseurs allemands convergent sur l’idée du droit fondé originellement sur la violence, mais se séparent lorsque Benjamin avance que la violence révolutionnaire est légitime à l’égard de la violence institutionnelle tant que la révolution n’est pas advenue.
Schmitt affirme au contraire une vision absolutiste de la puissance publique. Selon lui, le souverain se révèle à l’occasion d’une situation de crise (donc transitoire), quand il impose une décision hors du droit dans le but de sauvegarder l’ordre juridique menacé : « Dans le cas d’exception, l’État suspend le droit en vertu d’un droit d’autoconservation. »
Comme l’écrit l’universitaire Sandrine Baume : « Schmitt mène à son terme un projet doctrinal qui rend à l’exécutif sa primauté institutionnelle. »
Georges Sorel (1847-1922)
« La théorie politique du mythe » (1923) est le grand texte « sorélien » de Schmitt où celui-ci commente la thématique du « mythe » développée par le penseur français dans ses célèbres « Réflexions sur la violence ». Pour le juriste allemand, la thèse de l’action directe, ancrée dans le réel, est digne d’intérêt dès l’instant où elle rompt les amarres avec « l’idéal bourgeois de l’entente pacifique ».
Dans « Notion de politique » (1927), Schmitt développe la distinction fondamentale de « l’ami » et de « l’ennemi » et son caractère fondateur des actes et des mobiles politiques. Sans partager le combat prolétarien de Sorel, il critique le renoncement à un mythe de nature politique au profit d’une dimension purement économique où « c’est l’ennemi [de classe] qui a déterminé le terrain sur lequel on combat ».
Pierre-Joseph Proudhon (1809-1865) et Mikhaïl Bakounine (1814-1876)
Comme le libéralisme, l’anarchisme s’appuie sur le postulat anthropologique de la bonté naturelle de l’homme en vue de la recherche d’une « sphère neutre ».
Selon Schmitt, ce programme d’abolition du politique ne peut signifier la fin du politique dont la nature conflictuelle survivrait à la disparition de l’État. En outre, la désignation d’un ennemi de classe par les anarchistes constitue le geste politique par excellence.
Lénine (1870-1924) et Mao Tsé-Toung (1893-1976)
Dans sa « Théorie du Partisan », le juriste allemand constate la mutation du conflit armé apparue à l’occasion des résistances populaires contre les troupes napoléoniennes. À la guerre limitée entre États se substitue alors une guerre révolutionnaire de « partisans » détachée de tout conditionnement d’ordre juridique. Ces combattants irréguliers (sans uniforme) s’engagent pour une cause (il ne s’agit pas de piraterie) en opérant avec mobilité sur le sol qu’ils défendent contre une invasion ou une occupation étrangère.
Lénine, qui a lu abondamment le grand stratège prussien Carl von Clausewitz (1780-1831), s’est inspiré de son approche philosophique de la guerre populaire patriotique pour défendre le principe de la lutte armée comme fer de lance de la lutte des classes. Le « partisan » communiste inaugure ainsi une guerre totale, délocalisée (la révolution est mondiale) et orientée vers l’anéantissement de l’ennemi absolu (le bourgeois capitaliste), ce qui ne relève plus d’une catégorie politique (délimitée par le droit), mais théologique.
Mao porte quant à lui à son paroxysme la notion de « nation en armes » (« Le pouvoir est au bout du fusil. ») contre l’armée japonaise et les forces gouvernementales chinoises, au nom d’un marxisme agraire et national.
Giorgio Agamben (né en 1942)
Le philosophe italien affirme que, depuis la Révolution française, la plupart des États occidentaux ont concentré les pouvoirs entre les mains de l’exécutif gouvernemental au nom de la sécurité des institutions et de la protection des citoyens.
Il développe ainsi une critique de la thèse de Schmitt selon laquelle c’est le souverain qui juge que les conditions légitimes de la proclamation de l’état d’exception sont réunies, en considérant que ce dernier « n’est pas une dictature mais un espace vide de droit ».
Chantal Mouffe (née en 1943)
La philosophe belge, qui s’inscrit dans un courant de gauche radicale post-marxiste orienté vers une définition élargie du prolétariat, se place explicitement sous l’égide du juriste allemand qu’elle considère comme « l’un des plus brillants et des plus intransigeants opposants au libéralisme », tout en prenant soin de « penser avec Schmitt contre Schmitt ».
Sa conception de la démocratie pluraliste l’éloigne du demos sur lequel celui-ci s’appuie pour affirmer l’homogénéité du corps politique, mais elle reprend sa critique de l’individualisme et du rationalisme libéral : « Le libéralisme est, par principe, incapable de produire une théorie proprement politique », dans la mesure où il « exige que l’individu demeure le point de référence ultime. »
Étienne Balibar (né en 1942)
Membre du Parti communiste jusqu’à son exclusion en 1981, ce philosophe français fait partie de ceux qui ont remplacé le « prolétaire » de l’idéologie marxiste par « l’immigré ».
De façon assumée, Schmitt constitue une source d’inspiration constante pour lui bien qu’il le considère comme un « ennemi » authentiquement nazi, tout en admettant que sa philosophie est « aux antipodes du racisme biologique ».
Il constate ainsi que l’ordre libéral comporte une « face d’exception, avouée ou dissimulée », ce qui l’amène à conclure que « l’extrémisme est aussi au centre » et pas seulement aux marges. Selon lui, tant les libéraux que les partisans d’un État fort ou autoritaire peuvent se réclamer du penseur allemand.
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Risquons une note personnelle en évoquant l’actualité :
Si, comme tout l’indique, l’état d’exception est également l’apanage de l’ordre libéral, peut-on considérer un « monarque républicain » tel qu’Emmanuel Macron comme un épigone du « souverain » célébré par Carl Schmitt ?
À l’évidence non, car il est impossible de considérer comme tel un dirigeant dont les orientations contribuent méthodiquement à rogner le peu qui reste de la souveraineté de la France (à laquelle il ne croit guère). En outre, les violences graves infligées à son propre peuple sont rédhibitoires.
Il convient donc urgemment d’œuvrer à clore cette sinistre parodie pour restaurer enfin une vraie souveraineté !
Johan Hardoy
29/07/2022
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