Par Michel Geoffroy, auteur de La Super-classe mondiale contre les peuples et La Nouvelle guerre des mondes ♦ Dans la suite de l’ouvrage[1] qu’il a publié dans la collection « Longue Mémoire » des éditions de La Nouvelle Librairie, sous le patronage de l’Institut Iliade, Guillaume Travers, professeur d’économie et journaliste pour la revue Éléments, vient de signer Capitalisme moderne et société de marché[2]. Il s’agit d’un nouvel essai synthétique qui, en quelque 60 pages bien enlevées, s’articule autour de trois questions : qu’est ce qui caractérise le capitalisme, comment s’est-il imposé, quel jugement critique porter sur lui ? Une courte bibliographie conclut l’ouvrage.
La modernité capitaliste
Pourquoi d’abord s’intéresser au capitalisme ?
« Parce qu’il appartient en propre à l’époque moderne dont il est peut-être le trait le plus saillant », affirme d’emblée Guillaume Travers[3].
Le sous-titre de l’essai, « L’Europe sous le règne de la quantité », n’est pas sans rappeler René Guénon. Il renvoie à la définition générale que l’auteur donne du capitalisme : « la réduction de tout bien à l’utilité individuelle, de toute valeur à la valeur marchande[4] ». Et finalement de tout à l’argent.
Et si on ne peut dissocier le capitalisme de la modernité, il s’ensuit qu’il correspond à un état « dépassable » du monde.
Guillaume Travers se livre, on le comprend vite, à une analyse critique globale du capitalisme, qui met en jeu non pas le seul point de vue économique, mais qui invoque aussi la philosophie, la sociologie et l’histoire.
La « grande transformation » capitaliste
Qu’est ce qui caractérise ce capitalisme ?
À la différence de l’économie médiévale, le capitalisme se caractérise par le « désencastrement » de l’économie par rapport aux relations sociales, selon la célèbre expression de Karl Polanyi dans son étude parue en 1944, La Grande Transformation. Et ce désencastrement provient de l’individualisme méthodologique qui ne fait rentrer désormais dans les choix économiques que les seuls intérêts individuels, posés comme intrinsèquement rationnels et légitimes.
Le capitalisme naît donc de l’autonomisation croissante de la sphère économique par rapport à la sphère sociale et politique, à la différence justement de l’économie médiévale. D’ailleurs, Guillaume Travers explique que « l’histoire de l’époque moderne est celle de l’extension croissante de cette sphère économique au détriment des sphères politiques et sociales[5] ». Car si tout a vocation à se trouver réduit aux seuls intérêts individuels, alors toute communauté politique a vocation à disparaître.
N’est-ce pas ce que nous vivons de nos jours ?
Le marchand, archétype du citoyen du monde
Guillaume Travers attire également l’attention sur le fait que ce processus de désencastrement correspond à l’essor du commerce et plus précisément du commerce extérieur, c’est-à-dire des échanges qui ne se produisent plus exclusivement au sein de la communauté. Échanges extérieurs et internationaux qui étaient en outre, dans l’économie médiévale, le fait de groupes marginaux.
Or l’échange extérieur ne met pas en jeu d’intérêts communautaires durables : il suffit de payer comptant pour éteindre toutes les obligations ultérieures. Le capitalisme généralise en quelque sorte la logique du commerce extérieur : désormais « le prochain devient étranger et l’étranger devient proche[6] ».
Guillaume Travers rappelle ainsi que, pour Adam Smith, « un marchand n’est nécessairement citoyen d’aucun pays en particulier. Il lui est en grande partie indifférent en quel lieu il tienne son commerce ». L’essence cosmopolite du capitalisme naissant apparaît d’évidence.
Le monde transformé en marchandise
Le capitalisme s’étend parce que les biens ne sont plus valorisés que pour leur capacité à servir des intérêts individuels, à l’exception de tout le reste et notamment de toute fin communautaire et holiste.
« L’histoire de ces 250 dernières années est dans une large mesure celle de l’incorporation progressive au marché de biens qui y échappaient jusqu’alors[7] », affirme ainsi Guillaume Travers. C’est au sens propre la marchandisation du monde, la transformation de notre monde – et bientôt de l’homme lui-même – en marchandise susceptible d’être vendue et achetée sans autre limite que l’argent.
Le capitalisme est pour cette raison avant tout un esprit, une façon de voir le monde : celle qui consiste à réduire toute activité humaine à une affaire d’intérêt personnel et qui ne voit le monde –- et finalement les autres – que comme des moyens à disposition pour satisfaire ses moindres désirs. Et si les identités communautaires et politiques reculent sous la poussée du marché, « elles ne sont pas remplacées par d’hypothétiques identités individuelles autodéterminées, mais par des identités commerciales », en particulier du fait de la place énorme prise par la publicité pour formater l’opinion.
Le renversement des valeurs du christianisme médiéval
Guillaume Travers aborde dans la seconde partie de son essai la question de l’origine du capitalisme. Qu’est ce qui a provoqué le renversement des valeurs qui a eu lieu à l’époque moderne ?
Pour l’auteur, « le premier soubassement intellectuel du capitalisme est l’individualisme, c’est-à-dire l’idée selon laquelle l’élément premier, à l’origine de tous les faits sociaux, est l’individu[9] ». Et comme l’individualisme fonde la philosophie libérale, il s’ensuit que « rétrospectivement, libéralisme et capitalisme apparaissent comme essentiellement synonymes[10] ».
Le second fondement de l’esprit capitaliste tient à la théorie de la valeur et plus précisément au passage de la conception objective de la valeur à sa conception subjective fondée sur l’utilité pour l’individu, passage imputable à la pensée économique naissante du xviiie siècle. Et la conception subjective de l’utilité « présuppose une coupure de l’homme et du monde[11] ».
Guillaume Travers montre que le capitalisme s’est donc, dans une large mesure, créé en opposition avec les structures du christianisme médiéval : en organisant la coupure entre l’homme et sa communauté puis entre l’homme avec Dieu, pour ne laisser que l’individu autocentré. Il rappelle sur ce plan les analyses classiques de Max Weber et de Werner Sombart sur les influences respectives du protestantisme et du judaïsme dans la genèse de la modernité capitaliste.
Il souligne aussi le rôle de l’État et des techniques dans la dynamique matérielle du capitalisme. Parce que le marché a souvent résulté d’initiatives des États en phase de centralisation (notamment pour asseoir leurs recettes fiscales) et parce que la technique a augmenté les forces de production (la révolution industrielle) et réduit les distances.
Le capitalisme a eu un début, il aura probablement une fin
Guillaume Travers termine sa synthèse du capitalisme par l’évocation rapide des critiques et des révoltes qu’il a suscitées. Évocation rapide puisque, en fin de compte, l’ensemble de son essai constitue bien une critique du capitalisme et de la société de marché.
L’auteur rappelle à propos les critiques marxiste (même s’il ne partage pas le matérialisme de Marx), sociologique (notamment la distinction classique de Ferdinand Tönnies entre communauté et société) et enfin traditionaliste (notamment celles de René Guénon et de Julius Evola mais pas seulement).
Ces critiques restent en effet toujours actuelles.
Un appel à l’action
En conclusion, Guillaume Travers ne verse ni dans le pessimisme ni dans l’angélisme.
Pas de pessimisme car, si « le capitalisme a eu un début, il aura probablement une fin[12] » : l’histoire ne s’arrête pas avec lui. Mais pas d’angélisme non plus car, si le capitalisme est avant tout un esprit, il ne peut pas s’éteindre naturellement. Il faut donc lui opposer « une autre vision de l’homme et du monde, une sensibilité alternative, une hiérarchie de valeurs qui ne place pas l’utilité individuelle et les profits monétaires au sommet[13] ».
C’est au sens propre tout un programme d’action.
On le voit, le court essai que Guillaume Travers consacre au capitalisme allie esprit de synthèse et densité de la formulation. On le lira donc non seulement avec… intérêt mais aussi avec attention !
Michel Geoffroy
16/11/2020
[1] Économie médiévale et société féodale.
[2] Guillaume Travers, Capitalisme moderne et société de marché, éditions de La Nouvelle Librairie, 2020, 7 euros.
[3] Ibid., p. 3.
[4] Loc. cit.
[5] Ibid., p. 8.
[6] Ibid., p. 10.
[7] Ibid., p. 15.
[8] Ibid., p. 27.
[9] Ibid., p. 33.
[10] Loc. cit.
[11] Ibid., p. 38.
[12] Ibid., p. 61.
[13] Ibid., p. 62.
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