« Rien n’est plus superficiel que d’opposer la “cruauté ” de l’Allemagne vis-à-vis de la Grèce à sa “générosité” envers les migrants. Dans les deux cas, Berlin ne fait qu’appliquer une même philosophie : l’ordolibéralisme. »
Il y a quelques semaines, Angela Merkel était coiffée d’un casque prussien par des caricaturistes peu inspirés et vilipendée dans toute l’Europe, particulièrement en France. C’était le retour de l’hégémonie prussienne, la politique du « diktat », la vengeance des créanciers suçant le sang des retraités grecs. Aujourd’hui, la même chancelière est célébrée comme Mama Merkel sur les réseaux sociaux, et fêtée comme une visionnaire au grand cœur, redonnant sa fierté à l’Europe. Les Allemands, montrés du doigt quand ils rejetaient massivement toute aide supplémentaire à la Grèce, déploient à présent des prodiges d’ingéniosité spontanée pour accueillir dignement les réfugiés. Les dieux auraient-ils soudain répandu outre-Rhin, comme Jupiter dans « La Fable des abeilles », l’amour de la vertu ?
Non. Rien n’est plus superficiel que d’opposer la « cruauté » de l’Allemagne vis-à-vis de la Grèce à sa « générosité » à l’égard des migrants. Il ne s’agit pas de sentiments, bons ou mauvais, mais de l’application cohérente d’une même philosophie politique, triomphante au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et jamais vraiment remise en cause depuis : l’ordolibéralisme. C’est au nom des mécanismes de marché et des libertés individuelles, indissociables les uns des autres, qu’il faut à la fois rembourser ses dettes et prendre au sérieux le droit d’asile.
Neutralité du marché, universalité de la loi
L’idée fondamentale de l’ordolibéralisme est qu’on ne peut dissocier libertés économiques et politiques. Wilhelm Röpke, l’un de ses pères fondateurs, y consacre de longues pages dans La Crise de notre temps (1939) : là où l’on restreint la concurrence, on organise la spoliation par des groupes organisés ; là où l’on nie la règle de droit, on donne le pouvoir économique aux mafias. Le contre-exemple du nazisme, perçu comme une étatisation générale de la société, pousse Röpke à placer au-dessus de toute autre valeur l’Etat de droit (Rechtstaat). Loin d’être les avocats du laisser-faire, Röpke et ses amis, réunis avant-guerre dans le fameux colloque Lippmann, vont donc renouveler le corpus doctrinal du libéralisme en confiant à la puissance publique le rôle crucial d’assurer la neutralité du marché et l’universalité de la loi. L’Etat est garant de la fluidité des échanges et du respect des personnes.
Comme toujours, ce sont les idées qui guident les hommes. Ludwig Erhard, théoricien de la CDU (le parti d’Angela Merkel) et homme fort de la RFA après-guerre, fera sien l’ordolibéralisme. A gauche, le SPD suivra en adoptant l’économie sociale de marché à son congrès de Bad Godesberg (1959) : « Le marché autant que possible, l’intervention publique autant que nécessaire ». L’Etat renonce à toute forme de planification mais prend un rôle actif dans l’organisation de la concurrence, corollaire nécessaire d’une société démocratique. Comme l’a bien résumé Michel Foucault dans son superbe cours au Collège de France sur l’ordolibéralisme allemand, « La liberté économique fonctionne comme un siphon, comme une amorce pour la formation d’une souveraineté politique ».
« Ni plus, ni moins »
Revenons à la Grèce. Les fameuses réformes que Wolfgang Schäuble exigeait en échange d’un nouveau plan d’aide correspondent bien à ce « siphon » de la libre concurrence, sous la forme de privatisations, d’ouverture des marchés, ou de lutte contre les oligopoles. Indépendamment de leur bien-fondé économique (on peut préférer au « bail-out » une restructuration de la dette, comme le défend à présent le FMI), on ne peut nier que ces mesures aient été dictées par des valeurs morales, et non par une quelconque volonté de nuire.
Revenons aux réfugiés. Ainsi qu’Angela Merkel l’a précisé, « L’Allemagne fait ce qui est moralement et juridiquement requis, ni plus ni moins ». La chancelière se contente finalement d’appliquer la Convention de Genève sur les réfugiés. En se référant à des « droits civils universels », elle ne fait que se conformer à la Déclaration universelle des droits de l’homme, dont l’article 14 dispose que, « Devant la persécution, toute personne a le droit de chercher asile et de bénéficier de l’asile en d’autres pays ». Les responsables politiques comme les activistes parlent de devoir, pas de charité. La société allemande nous montre qu’elle a su conserver, pour reprendre les mots de Röpke, ces « réflexes immédiats aux atteintes qui lui sont portées par des violations de droit, l’arbitraire, l’intolérance, la cruauté ».
L’ordolibéralisme marche sur deux jambes. Il est remarquable que, dans ses récents discours, Angela Merkel associe la nécessité d’accueillir les réfugiés avec celle de préserver l’équilibre budgétaire pour ne pas pénaliser les générations futures. C’est l’illustration parfaite de la responsabilité individuelle, « ressort secret d’une société saine » (Röpke encore).
En France, nous avons les réflexes inverses : solidarité avec les Grecs, rejet des migrants. Jean-Luc Mélenchon et Marine Le Pen incarnent cette attitude à l’extrême. Aujourd’hui, l’antilibéralisme se décline en antigermanisme. Pourtant, le colloque Lippmann s’est tenu à Paris. Jacques Rueff et Raymond Aron y participaient. Où sont passés les vrais libéraux, ceux pour qui la liberté ne s’arrête pas aux manuels d’économie ?
Gaspard Koenig
Source : Les Échos
08/09/2015
Gaspard Koenig est écrivain et président du think tank Génération Libre.