Le gouvernement ne serait-il pas en plein désarroi ? Polémia soumet à la réflexion de ses lecteurs un nouvel éclairage donné par le professeur Raphaël Liogier, sociologue et philosophe. Qui sont réellement les assassins du 13 novembre ? La question reste posée.
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En s’attaquant à l’islam fondamentaliste, Manuel Valls se trompe de cible : c’est le point de vue de Raphaël Liogier, sociologue spécialiste du fait religieux. Pour lui, les terroristes du 13 novembre sont davantage des « caïds » et des « guerriers » que des religieux extrémistes.
Comment détecter la radicalisation des frères Abdeslam alors qu’ils n’ont longtemps été que de petits délinquants de droit commun, consommateurs d’alcool et de cannabis ? Après les attentats du 13 novembre, la France se demande d’où vient le jihadisme qui frappe sur son sol. Le gouvernement et l’opposition dénoncent de concert les pratiques d’un islam fondamentaliste.
Manuel Valls a ainsi désigné l’islamisme radical et le salafisme, branche fondamentaliste de l’islam, comme les « ennemis » après les attentats de Paris. Mais pour le sociologue spécialiste du fait religieux Raphaël Liogier, auteur du Complexe de Suez, le vrai déclin français (Ed. du Bord de l’eau), on se trompe en confondant le néofondamentalisme et les terroristes, des « caïds » et des « guerriers » qui choisissent l’islam fondamentaliste pour se donner « une posture ».
Francetv info : Pourquoi estimez-vous que le gouvernement se trompe en liant fondamentalisme et terrorisme ?
Raphaël Liogier : Il y a deux phénomènes différents. D’un côté, nous avons un nouveau fondamentalisme, réactionnaire, essentiellement axé sur la morale et les mœurs (il n’est par exemple pas vraiment glorieux sur les rapports hommes-femmes…). Mais ce néofondamentalisme est axé sur un mode de vie, un ensemble de règles, et se détourne de la lutte armée contrairement au fondamentalisme des années 1980 ou 1990. Il est d’ailleurs ciblé par Daech [acronyme arabe de l’Etat islamique] comme étant dépolitisé.
D’un autre côté, il y a ‘nos’ jihadistes. Ce sont tous des petits délinquants dont le point commun est de vouloir être des caïds, des héros… Ils ont un certain rapport complexe à la virilité. Pour être des héros, ils ont pu passer par la délinquance, la drogue, ils ont pu être chefs de bande. Mohamed Merah a voulu être légionnaire, il n’a pas pu, cela l’a complexé de ne pas réussir. Il a aussi été indic’ de la police… A un moment donné, la frustration et le désir de vengeance sont tellement forts qu’ils se font embrigader par ce terrorisme qui ne fonctionne plus par endoctrinement.
S’agit-il donc d’une nouvelle forme de terrorisme ?
Le 11 septembre 2001, les terroristes d’Al-Qaïda étaient tous des intellectuels qui étaient passés par un processus lent que l’on pouvait repérer. Aujourd’hui, ce n’est plus du tout cela. Il faut avoir conscience que ces nouveaux terroristes ne se radicalisent pas. Se radicaliser veut dire aller à la racine, mais eux n’ont pas accès au Coran. Ils sont recrutés car ils ont des profils particuliers.
L’embrigadement est un processus très puissant qui fonctionne comme dans les sectes. Cela fonctionne sur le désir d’être choisi. Dans ce cas, c’est choisi par Allah. L’idée, c’est que l’individu est passé par une multitude de phases au cours desquelles il n’est pas parvenu à se construire une personnalité stable. On lui dit alors « Même si c’est mal ce que tu as fait, tu as volé, tu as bu de l’alcool, tu as vendu de la drogue, ce n’est pas grave car tu l’as fait dans une société pourrie et tu es appelé à des destinées plus élevées, tu es choisi par Allah. » Une fois qu’on en arrive là, ils passent par la Syrie. Leur discours se teinte alors d’idéologie islamique. Seulement à ce stade-là. Ils se mettent à faire la prière, à changer leur vie. Et il est déjà trop tard, ils sont déjà dans l’idée d’avoir une activité extrême.
Y a-t-il un profil particulier pour ces nouveaux terroristes ?
On constate des vies dérégulées, désintégrées, un désir de vengeance… Il y a également une frustration extrêmement profonde. Ces individus sont psychologiquement et sociologiquement fragiles. Quand on regarde les profils de Mohamed Merah jusqu’aux auteurs des attentats du 13 novembre, pas un seul n’est passé par une formation théologique de fond. Ils n’ont pas accès à l’arabe. Et pas un seul qui est passé par une intensification progressive de la pratique religieuse.
Et ils ne sont pas allés vers une quête de sens réfléchie contrairement aux kamikazes du 11-Septembre. Ce sont des « ninjas de l’islam », ils sont habités par l’idée d’aventures, ils se voient comme des guerriers…
Pour autant, il existe des liens avec le fondamentalisme…
L’islam est souvent présenté comme antisocial dans notre société. Une force attrayante de plus pour ces jeunes qui se sentent stigmatisés, en situation d’échec, au chômage… Ils ont tous un problème lié à l’absence des parents, qui ne sont pas en général des musulmans pratiquants au sens religieux du terme. Mais, comme on les désigne comme musulmans et que l’islam c’est l' »ennemi », à un moment donné, cela devient désirable pour eux. Dans les années 1980-1990, ils auraient peut-être été des militants d’extrême gauche d’Action directe.
Et, à un moment, Daech leur dit « Tout ça, c’est ce qui te désigne aux yeux de dieu comme quelqu’un de supérieur ». Ils ont l’opportunité de renverser le sens du stigmate. C’est un phénomène complexe à analyser parce qu’une fois que les individus sont passés par le désir de jihad, qu’ils ont été embrigadés sans être endoctrinés, là, ils se donnent une posture musulmane et une posture de fondamentaliste. Et c’est trop tard.
Pour autant, on peut les repérer : ils ne sont pas ceux qui prient le plus parce qu’ils ont autre chose à faire, ils s’agitent dans leurs réseaux, ils vont en Syrie, ils reviennent… Ils peuvent aller à la mosquée ou écouter des prêches fondamentalistes, mais, en réalité, ils ne font que passer. Ils ne sont pas habillés comme les autres. Les néofondamentalistes aujourd’hui sont habillés en blanc, ils ont un côté amish, ils veulent sortir de la société. Alors que les jihadistes seront plus habillés en néo-afghan, en kaki ou en noir…
En ciblant le fondamentalisme, Manuel Valls a-t-il totalement tort ?
Le néofondamentalisme dépolitisé est un problème, il n’est pas propre à construire des citoyens, c’est donc malsain pour la démocratie. Mais, en raison de cette dépolitisation, il est contre l’action armée et il ne forme pas des gens qui se font sauter. Nous ne sommes pas face à un problème de sécurité nationale.
De son côté, le nouveau terrorisme islamiste est un problème de sécurité nationale, il est autonome par rapport à l’islam. C’est une erreur de se focaliser sur les mosquées, sur les prêches… Quand le gouvernement dit qu’il veut interdire les prêches en arabe, c’est ridicule. Je le répète, parmi ‘nos’ jihadistes, aucun n’a accès à l’arabe.
Le gouvernement et la population française n’arrivent pas à faire cette distinction. Chaque fois que l’on voit une barbe ou un voile, on a le sentiment que c’est une atteinte majeure à notre identité. C’est le cas par exemple avec le délire collectif depuis 2008 autour du voile intégral. Mais les jeunes femmes qui le portent sont complètement dépolitisées. Ce n’est pas une bonne nouvelle pour la République. Mais elles ne s’intéressent pas à la lutte armée, elles sont dans une sorte de « new age » musulman extrémiste… Il faut surveiller les mosquées mais, si on met toutes nos forces de renseignements sur ce type d’action, comme on le fait depuis janvier, on a le résultat de novembre. Ce n’est pas là que ça se passe. Cela ne signifie pas qu’on aurait pu éviter les attentats du 13 novembre, mais on a les moyens de comprendre mieux leurs profils si on le veut vraiment.
D’après vous, quelles sont les solutions ?
Le seul moyen de réussir à comprendre ce qu’il passe, c’est de ne pas envenimer la situation en continuant à se représenter l’islam comme étant antisocial, car en faisant cela on rend l’islam désirable pour ce genre d’individus. Le fait de dire qu’on va fermer des mosquées ou qu’on va renvoyer des imams fait le jeu de Daech et d’une guerre des identités. Cela peut frustrer des gens qui sont fondamentalistes et qui sont contre la lutte armée mais qui peuvent basculer, c’est irresponsable.
Par ailleurs, il faut mettre en place un observatoire national des identités où on ne fonctionnerait plus sur la fiction d’une identité nationale unique, où on comprend que cela ne sert à rien d’enseigner la laïcité à des élèves pour qui cela n’est pas audible… Cet observatoire réunirait des sociologues, des psychiatres, des politiques, des islamologues, des spécialistes de la communication et de l’information… Les sciences sociales seraient au service des renseignements. Israël fonctionne un peu sur ce modèle, ce n’est pas vraiment angélique.
Les policiers des services de renseignements ne peuvent pas explorer seuls la complexité de ces individus et ils ont leurs préjugés, ce qui est normal. Ce ne sont pas des spécialistes d’un sujet sur lequel ils ont fait quinze ans d’études. En mettant en commun nos travaux, nous aurions les informations en amont.
Propos recueillis par Vincent Daniel
Source : francetvinfo.fr
28/11/2015
Raphaël Liogier, sociologue et philosophe, est professeur des universités à l’Institut d’études politiques d’Aix-en-Provence, et y dirige depuis 2006 l’Observatoire du religieux. Il est également diplômé en philosophie de l’université d’Édimbourg et de l’université de Provence et il enseigne à Paris au Collège international de philosophie.