François Stecher, essayiste, germanophone, contributeur spécialiste de l’Allemagne, où il réside depuis plusieurs années.
♦ Il y a moins de deux mois encore, tout semblait sourire à la chancelière Angela Merkel. A l’intérieur, elle écrasait avec un style inimitable, tout de raison, de retenue mais aussi de férocité habilement dissimulée, la scène politique allemande, réduisant ses rivaux potentiels au silence, gagnant les suffrages de l’opposition – tel ou tel élu SPD déclarant qu’elle faisait bien « le job », et que le SPD n’avait pas besoin de candidat – s’assurant un soutien massif au sein de la population allemande. A l’extérieur, adossée à sa puissance industrielle et à un commerce extérieur florissant au-delà de toute décence, elle donnait le la, dictant la politique européenne dans la crise grecque, définissant la position à tenir vis-à-vis de la Russie dans le conflit ukrainien, donnant corps, avec l’air de ne pas y toucher, au cauchemar des souverainistes français : l’Europe allemande. Rien ne semblait pouvoir entraver la marche d’Angela vers un quatrième mandat – elle égalerait ainsi Helmut Kohl, avec une CDU à plus de 41% des intentions de vote, un SPD plafonnant à 25%, des Verts et Die Linke maintenus aux environs de 10%, et une AfD éclatée en deux partis désormais réputés incapables de franchir la barre fatidique des 5%.
Seule ombre au tableau, toute relative : le parti libéral FDP naviguant lui-même à la limite des 5%, il n’y avait pas d’alternative à la prorogation de la « Grande Coalition » Union/SPD…
C’était sans compter avec les cohortes de Syriens, d’Afghans, d’Erythréens, mais aussi de Maliens et autres Africains de l’Ouest, renforcés en chemin par des escouades d’Algériens et d’Albanais, qui se pressaient massivement, au printemps déjà, aux portes de l’Union européenne. La Hongrie pliait sous la vague, l’Autriche menaçait de sombrer. C’est ainsi que la chancelière prit, le premier weekend de septembre, la décision d’ouvrir les frontières, et, en violation des règles de Schengen, de laisser entrer ces flots de migrants sur le sol allemand sans le moindre contrôle.
Cette vague d’immigration est la deuxième qui touche l’Allemagne depuis la réunification : la première avait atteint ses frontières au début des années 1990, quand les nouvelles nations balkaniques naissaient dans la douleur, jetant sur les routes des flots de réfugiés. L’année 1993, avec ses près de 440.000 demandeurs d’asile (voir graphique), vit passer la crête de la vague. Déjà, à l’époque, le doute avait saisi la population ; déjà, des élus et cadre de l’Union avaient exprimé leurs inquiétudes. Le gouvernement fédéral avait alors réagi, entre autres en adaptant le droit d’asile – déjà. Si les Republikaner ont pu profiter brièvement et localement (Baden-Württemberg, élections au Landtag en 1992 et 1996) de cette inquiétude, la gestion de la crise par Berlin avait convaincu le « deutscher Michel » : tout était rentré dans l’ordre. Cette première vague survenait en pleine réunification, alors que toutes les énergies étaient tendues vers la réussite de cette entreprise colossale, qui allait aussi exiger une main-d’œuvre abondante.
Cette deuxième vague, bien plus violente, que l’Allemagne affronte aujourd’hui, survient dans un tout autre contexte. La réunification est peu ou prou digérée, même si des différences subsistent entre l’Est et l’Ouest, y compris dans les comportements électoraux et politiques. Le pays affiche une santé économique insolente, adossée à un tissu industriel de PME extrêmement dense et solide, le fameux « Mittelstand ». La seule ombre au tableau, et elle est de taille, est évidemment la démographie. Plus personne n’ignore que le pays est menacé dans son existence-même. Le débat sur la « Leitkultur » (1), comme les différents projets visant à faciliter la conciliation entre activités professionnelles et éducation des enfants, création de places de crèches, « Ganztagsschule », allocations de garde d’enfants, sont autant de signes clairs de cette préoccupation démographique, mais aussi d’un désarroi certain. Cette préoccupation, elle est partagée par tous, mais comme ailleurs en Europe de l’Ouest, elle ne rencontre qu’une réponse concrète, celle de l’immigration, qu’encouragent les grands entrepreneurs et que soutiennent les quatre partis « de gouvernement ».
Depuis l’été, et singulièrement depuis la dernière semaine de septembre, l’afflux massif de migrants a sensiblement modifié la perception, jusque-là assez heureuse, qu’avaient les Allemands de cette immigration. Comme l’ont montré les sondages effectués au cours de cette période, le « deutscher Michel » a basculé : s’il admet encore, du bout des lèvres, qu’un renfort de main-d’œuvre pourrait être nécessaire à la préservation de sa situation matérielle, il considère aujourd’hui majoritairement que cette immigration incontrôlée représente une menace majeure, culturelle et sociale – et ce fait est nouveau. La chancelière, avec son incantation « Wir schaffen das » répétée inlassablement sur tous les tons et devant tous les publics, ne parvient pas à enrayer la chute de la confiance. Ce n’est pas un effondrement, tout juste une érosion : le peuple semble se retirer, et rien ne semble pouvoir le retenir. Cette érosion touche d’abord les sympathisants et les électeurs de l’Union, au premier chef les Bavarois de la CSU. Elle gagne désormais les cadres du parti, qui sentent leur base électorale se dérober sous leurs pieds. Ils renâclent, expriment leur mécontentement, écrivent. Alors, pour remettre le parti en ordre de bataille autour de la chancelière, on sort la grosse artillerie. Au SPD, on n’est pas en reste, car la direction sent qu’un même danger le menace – peut-être plus grand encore, compte tenu de sa base plus populaire. Pendant qu’Angela s’adresse, y compris personnellement, à ses troupes tentées par la dissidence, on fulmine les anathèmes contre les forces obscures de la réaction anti-migrants, on menace, on avertit, on met en garde, on vitupère. Parallèlement, on modifie le droit d’asile, on déclare sûrs quelques pays des Balkans de l’Ouest grands pourvoyeurs de « réfugiés » (voir graphique ci-dessous), on joue avec l’idée des zones de transit (auxquelles la chancelière ne croit pas) et des expulsions par Transall, afin de rassurer le bon peuple.
Répartition des demandes d’asile par pays d’origine – Janvier à septembre 2015
Malgré cela, le doute et la peur poursuivent leur travail de sape. Des voix discordantes se font entendre. Ici, c’est un maire SPD, là un édile écologiste ; un économiste, un sociologue, remettent en cause la doxa sur le migrant apte à l’emploi, le présentent comme un fardeau financier : tous, ils revendiquent le droit de parler vrai sur la crise telle que la vivent leurs concitoyens. Après les nombreuses dégradations opérées contre des centres d’accueil et des sites d’hébergement, après les violences entre migrants, les viols et autres exactions, après les altercations avec les forces de l’ordre, on voit apparaître une nouvelle violence, ciblant les chefs de l’AfD.
Le tableau qui se dessine peu à peu semble désormais bien sombre pour la chancelière : une marée humaine que l’automne ne ralentit pas, des forces de l’ordre qui se disent elles-mêmes dépassées, une violence croissante, l’hiver qui vient, que l’on annonce particulièrement rigoureux, alors que les bénévoles sont épuisés, que les hébergements d’urgence sont saturés et que certains migrants affrontent les premières pluies froides du Nord, les pieds dans la boue, tout juste abrités du vent par une toile de tente, une Union qui se délite, une coalition qui se déchire, un peuple en colère et inquiet qui prend congé – un mouvement de fond, avec une participation, toutes élections confondues, qui tend à passer sous la barre des 50%…
La grande peur est bien là, pour la chancelière comme pour son vice-chancelier, Sigmar Gabriel, SPD : ce peuple va-t-il se détourner des urnes, ou bien ira-t-il voter ? C’est à raison que le journaliste Frank Lübberding pose la question : « Angela Merkel sera-t-elle encore chancelière à Noël ? » (2)
François Stecher
26/10/2015
Voir aussi :
Invasion migratoire : Polémia vous révèle ce que les médias vous cachent sur l’Allemagne (1re partie)
Invasion migratoire : Polémia vous révèle ce que les médias vous cachent sur l’Allemagne (2e partie)
Invasion migratoire : Polémia relève les grandes tendances dénoncées par la presse allemande. (3e partie)
Invasion migratoire – Chroniques d’Allemagne : la crise des réfugiés se politise (4e partie)
Notes :
- « Culture dominante » : comment préserver la culture allemande et en assurer non seulement la transmission, mais aussi la domination au sein de la société.
- http://www.faz.net/aktuell/feuilleton/medien/tv-kritik/tv-kritik-maybrit-illner-die-suche-nach-den-verantwortlichen-13859479.html
Correspondance Polémia – 27/10.2015
Image : Angela Merkel dans une mauvaise passe.