« Ont-ils pour autant mis fin au Système, celui qui opprime les peuples d’Europe et les met dans le moule de la bien-pensance et du politiquement correct ? »
En accordant près de 46% des suffrages à des mouvements (Syriza, Aube dorée et Anel) qui ont secoué l’olivier grec et mis fin au partage du pouvoir entre les représentants de la Nouvelle Démocratie et ceux du PASOK socialiste, les Grecs ont tiré la sonnette d’alarme. Après quatre ans d’une situation dramatique provoquée en grande partie par une classe politique sans scrupules et toute dévouée à obéir aux ordres conjoints de Bruxelles, de la BCE et du FMI, les Grecs ont balayé les hommes du Système, les Caramanlis, Simitis, Samaras et autres Papandreou… et tenté de rompre avec des décennies de corruption et de clientélisme.
Ont-ils pour autant mis fin au Système, celui qui opprime les peuples d’Europe et les met dans le moule de la bien-pensance et du politiquement correct ? On peut légitimement en douter, n’en déplaise à ceux qui ont voulu voir un « Printemps des peuples européens » dans cette victoire de Tsipras. Ce dernier, en effet, après avoir juré haut et fort qu’il quitterait la Communauté européenne et abandonnerait l’euro, réclame maintenant un « New Deal » pour l’Europe et fait appel, via son ministre des Finances, à la Banque Lazard pour des conseils avisés, tout en faisant une tournée des capitales européennes afin de discuter le bout de gras.
Victoire pour les proscrits
En envoyant à la Chambre 17 députés de l’Aube dorée qui devient, de facto, la troisième force politique du pays, les électeurs hellènes ont réalisé un véritable tour de force. N’oublions pas, en effet, que ce mouvement a été décapité sur ordre de l’ensemble de la classe politique, à la suite d’un meurtre non élucidé et alors que 8 députés croupissent en prison au mépris des règles de droit les plus élémentaires. Dans un silence médiatique total, sans moyens, avec des conférences de presse improvisées, et en dépit de la promotion des souverainistes grecs censés récupérer les voix de l’Aube dorée, les électeurs ne se sont pas laissé intimider, en particulier dans les villes de Salonique et d’Athènes en proie à une insécurité galopante. Jusqu’au dernier moment, quasiment aucun journal, aucune télévision n’a, sauf pour les caricaturer, relayé les messages d’Aube dorée, présent pourtant dans la vie quotidienne du petit peuple auquel il apporte son aide par des distributions de vivres ou l’accompagnement de personnes âgées aux distributeurs bancaires, très prisés par certains ! Le tout est de savoir quelle sera la marge de manœuvre de ses élus au Parlement où ils seront très surveillés par son nouveau président, la remuante juriste Zoé Konstantopoulou.
Tsipras aux manettes
L’ancien militant communiste formé à la dialectique marxiste a réagi très rapidement en faisant alliance avec Panos Kammenos, décoré de la Légion d’honneur par Nicolas Sarkozy en 2007 et fondateur en 2012 d’un mouvement souverainiste que l’on pourrait qualifier de national-populiste. Très attaché, comme la plupart de ses compatriotes, à la défense de l’Eglise orthodoxe, à la famille traditionnelle, à la protection des frontières, à la sacro-sainte province de Macédoine (éternel conflit de dénomination avec la République de Skopje) et très hostile à la politique menée par Erdogan, Panos Kammenos s’est vu attribuer le ministère de la Défense : choix a priori judicieux, surtout s’il s’entend bien avec son collègue des Affaires étrangères Nikos Kotsias, attaché à « rétablir la souveraineté de la Grèce et à contrecarrer l’influence géopolitique et économique de l’Allemagne dans les Balkans ». En clair, il veut rétablir des relations privilégiées avec la Russie, mettant ainsi en route de nouvelles orientations de la politique étrangère de son pays hors de l’Union européenne.
Kotsias a exprimé son soutien au projet russe de gazoduc sous la mer Noire entre la Russie et la Turquie, en espérant qu’il bifurquera vers la Grèce. Il souhaite également renégocier avec Moscou les contre-sanctions prises par cette dernière à la suite de la rupture par Bruxelles des différents contrats de livraison liés à la situation en Ukraine : un enthousiasme qui a été quelque peu malmené lors de sa récente visite à Bruxelles où les eurocrates ont retoqué son soutien à la politique de Vladimir Poutine.
Un ministre des Finances euro-compatible
Yanis Varoufakis, le nouveau ministre des Finances, a tout pour plaire à l’Establishment financier. Quelques coups de gueule bien sentis, un profil de bobo bien dans ses baskets, Yanis Varoufakis a passé le plus clair de son temps en Angleterre et en Australie où il enseigna l’économie pendant plus de douze ans. Revenu au bercail dans les années 2000, il conseilla pendant un temps Papandreou et enseigna à l’Université d’Athènes. Il prédit la crise des sub-primes, confesse à un moment qu’il aurait préféré que la Grèce fasse faillite et freine des quatre fers lorsque la troïka demande des mesures brutales d’assainissement budgétaire. Il se rapproche peu à peu de Syriza mais prend la poudre d’escampette pour le Texas, car il se sentait menacé. Parfait anglophone, il est la coqueluche des médias anglo-saxons et voue un véritable culte à Jean Monnet, évoquant même le « contrat social européen » créé par ce dernier ! Lors de sa récente visite parisienne, il a reconnu que son pays était « aux abois » : « Drogué comme un junkie qui réclame une nouvelle dose, il faut l’aider à se sevrer. » Il a redit tout le mal qu’il pensait de l’Allemagne, rappelé les années 1930 et les « risques de fragmentation » (sic) en précisant également qu’il refuserait de négocier avec la troïka la dette grecque qui représente 175% du PIB. Cette dette, de 315 milliards d’euros, le banquier Matthieu Pigasse (*) propose de la réduire de 100 milliards afin de permettre la mise en place du programme démagogique de Syriza : embauche de nouveaux fonctionnaires, gratuité de l’électricité pour de nombreux Grecs, aides sociales à répétition. Pour le patron de la Banque Lazard, ce n’est pas une première : il avait déjà présidé à la restructuration de la dette grecque lors du début de la crise avec le succès que l’on connaît et empoché au passage la coquette somme de 20 millions d’euros !
Le nouveau ministre refuse la dernière tranche de 7 milliards d’euros du programme lancé en 2012, faisant ainsi planer la menace d’une sortie en catastrophe du pays de la zone euro et sachant très bien que la balle est maintenant dans le camp de la BCE qui peut difficilement se tirer une balle dans le pied et donner ainsi raison à tous les eurosceptiques. Le gouvernement profite également du récent soutien de Barack Obama pour gagner du temps dans ses négociations.
Pour être complets, signalons que le 7 mars 2014, et dans un entretien accordé à L’Express, Yanis Varoufakis proposait que la BCE « puisse émettre des obligations pour le compte des Etats afin de faire baisser les taux d’intérêt et soit autorisée à recapitaliser les banques en difficulté via le mécanisme européen de stabilité ». Bref, du rififi en perspective, encore que la Bourse d’Athènes ait spectaculairement remonté, démontrant, une fois de plus, les accommodements de l’hyper-capitalisme et de l’internationalisme prolétarien !
Le candidat des musulmans
En accordant plus de 45% des suffrages à Syriza, les musulmans de Thrace, présents dans les départements de Xanthi, du Rhodope et de l’Evros, ont véritablement plébiscité Alexis Tsipras qui obtient d’ailleurs son meilleur score dans la ville de Komotini, avec près de 49% des voix. Pour la première fois, la forte minorité musulmane, inféodée à la Turquie toute proche, n’a pas voté en fonction de critères religieux, envoyant trois députés Syriza musulmans au Parlement : une première depuis 1923, date des Accords de Lausanne qui ont institué des échanges de populations obligatoires entre la Grèce et la Turquie.
La semaine qui a précédé les élections, un ancien député musulman du PASOK, Ahmed Chatziosman, membre fondateur du KIEF – un parti pro-turc, sous-marin avéré d’Ankara qui a raflé 41% des suffrages aux dernières européennes – est apparu dans une émission de télévision turque émettant en Grèce grâce à ces maudites paraboles. Il était encadré de deux candidats de Syriza appartenant à la minorité musulmane : une consigne tacite pour les musulmans turcs de la région qui ont voté comme un seul homme en faveur de Tsipras, qui a pourtant fait campagne sur le refus du clientélisme ! Le soutien du KIEF à Syriza est d’autant plus important que ce mouvement est opposé à la nomination des imams par le gouvernement grec. De plus, il se bat contre la diminution du nombre d’écoles réservées à la minorité turcophone et proposant un enseignement dans les deux langues (grec et turc). Enfin, ce groupe de pression impose depuis 2007 que les mêmes enseignants dispensent l’éducation religieuse aussi bien dans les écoles que dans les mosquées.
La campagne des candidats de l’ultra-gauche auprès de la minorité musulmane était principalement axée sur la crise économique, un message reçu cinq sur cinq et ce d’autant plus alors que le journal Kathimerini – équivalent du Monde – avait désigné en 2014 comme le village le plus pauvre de Grèce le village d’Organi, situé à quelques kilomètres de la Bulgarie et exclusivement peuplé de musulmans ! Ceux-ci, selon une loi du 5 janvier 1914 que le Code civil grec n’a pas abolie en 1946, peuvent faire appel au mufti et à la loi islamique pour régler leurs affaires personnelles – en clair, à la C’haria.
L’élection de trois députés de la minorité musulmane de Thrace sous la bannière d’un même parti est un événement que la chaîne turque TRT n’a pas manqué de souligner, parlant d’une « nouvelle époque pour la minorité turque de Grèce » : un message auquel devra répondre le ministre de la Macédoine et de la Thrace, la « souverainiste » Maria Kollia-Tsaroucha, caution de la Grèce des valeurs chrétiennes.
Des économistes marxistes aux activistes de tout poil
Les économistes qui ont inspiré le programme économique de Tsipras sont, pour la plupart d’entre eux, des universitaires de formation et d’inspiration marxiste formés par des universités anglo-saxonnes – ce qui n’est qu’en apparence un paradoxe.
On trouve ainsi aux côtés de Varoufakis, d’une part, une militante historique de la gauche grecque, Nadia Valavani, chargée du Budget mais aussi… de gérer son bouillant ministre selon la vieille méthode trotskiste et, d’autre part, l’ancienne directrice du programme Gender Equality and the Economy au Levy Institut de New York ; chargée quant à elle de la lutte contre le chômage, mais également de mettre en place une réflexion sur le gender, cette dernière répond au doux nom de Rania Antonopoulou et se définit comme technocrate keynésienne.
Professeur d’ « analyse marxiste » à l’Université de Crète, George Stathakis, ministre de l’Economie, a travaillé sur l’impact du Plan Marshall en Grèce et il veut s’attaquer en priorité aux « oligarques grecs » dans le domaine des médias, des marchés publics et de l’immobilier. Après avoir été tout récemment encore un partisan acharné du retour de son pays à la drachme, il balaie désormais l’argument d’un revers de main au prétexte que « les choses ont changé depuis 2012 » ! Ben voyons…
Il est proche de John Milos qui se définit comme un « marxiste pur et dur ». Ce dernier revendique une parenté avec notre défunt professeur Jean Althusser et fait remonter son engagement politique à la Guerre du Vietnam. Partisan d’un maintien de son pays dans la zone euro, il tympanise ses auditoires avec l’allégement de la dette allemande après 1945. Simple conseiller sans portefeuille ministériel, il est l’inspirateur principal des priorités sociales de Syriza et en particulier du retour au salaire minimum à 750 € par mois. Le nouveau ministre-adjoint aux Affaires économiques internationales Euclid Tsakalatos est, lui, un pur produit d’Oxford qui a façonné le programme économique de Tsipras. Il ne croit plus à la sortie de l’euro – pourtant argument massue de Syriza il y a encore peu de temps ! – et dit clairement que son gouvernement « paiera seulement une partie de la dette, mais dans des conditions nouvelles ».
Autre communiste bon teint, le ministre de la Relance productive, de l’Energie et de l’Environnement, Panayotis Lafazanis, fut un des chefs de l’insurrection de l’Ecole Polytechnique qui sonna la fin du régime des Colonels en 1974. C’est une icône pour les anarcho-terroristes qui lui vouent un véritable culte. Partisan acharné de la non-privatisation de l’électricité, il a dans sa musette un sous-ministre écolo, Yannis Tsirounis, proche des Verts allemands.
Pour le ministère de l’Intérieur, Tsipras a choisi Nikos Voutsis, un militant radical habitué auparavant au contact rapproché avec les forces de police et dont l’anarchiste de fils vient de sortir d’un long séjour en prison !
Le vice-premier ministre, le communiste pur et dur Yannis Dragasakis, n’est pas un bleu puisque, déjà dans les années 1990, il était vice-ministre de l’Economie.
La future naturalisation des milliers de jeunes allogènes nés en Grèce ou arrivés enfants dans le pays faisait partie du Programme de Salonique sur lequel a été élu le nouveau gouvernement. Avocate attachée à la défense des droits de l’homme, Tassia Christodoulopoulou sera aux manettes et souhaite également remplacer les camps de rétention de clandestins par des centres d’accueil. Elle avait fait grand bruit en 2012 en prenant la défense des prostituées et autres clandestins errant dans les rues d’Athènes et sur lesquels le gouvernement Samaras avait voulu pratiquer des tests anti-VIH – mesure prise dans un premier temps par les socialistes du PASOK !
Pour la Justice, Tsipras a choisi une version masculine de Christiane Taubira en nommant un militant de longue date dans la défense des droits de l’homme et des droits des prisonniers, Nikos Paraskevopoulos. Même réflexe avec la désignation d’un professeur de criminologie connu pour ses engagements d’extrême gauche Yannis Panousis et qui aura la lourde tâche de « démocratiser » (resic) les forces de police.
Enfin, l’ancien vice-procureur à la Cour suprême, Panagiotis Nikoloudis, un souverainiste, aura pour mission de lutter contre la corruption.
Fidèle aux vieux principes…
Alexis Tsipras a très rapidement donné le ton. Même s’il avait fait un déplacement au mont Athos et s’il a rendu visite à l’archevêque d’Athènes au lendemain de son investiture, il est le premier chef de gouvernement à avoir refusé de prêter serment sur la Bible. Il rappelle par là-même son intention de préparer une « Loi de 1905 » à la grecque, en attendant un « mariage pour tous » et une expérimentation du Gender. Autre geste symbolique, il a tenu à déposer une gerbe de roses rouges à Kessariani sur le monument élevé à la mémoire de deux cents communistes grecs fusillés en 1944 en représailles à l’assassinat d’un général allemand : histoire de faire resurgir la résistance communiste (au mépris de la courageuse résistance royaliste et patriote) et de rappeler à l’Allemagne l’antienne relative à sa dette envers la Grèce, une dette dont Tsipras et Varoufakis exigent le remboursement. Manolis Glezos, militant communiste connu pour avoir décroché le drapeau à croix gammée de l’Acropole en 1940, a rédigé en 1995 un mémorandum chiffrant un montant astronomique des remboursements. Il est aujourd’hui député européen de Syriza.
Pour l’instant, les alliés souverainistes de Tsipras n’ont pas réagi aux affirmations identitaires du nouveau premier ministre grec destinées à montrer à son aile gauche qu’il respecte les fondamentaux du Programme de Salonique. Combien de temps durera la lune de miel ?
Françoise Monestier
03/02/2015
Note
- *Sur Matthieu Pigasse, voir Quand Hollande, qui “n’aime pas les riches”, confie nos destinées au milliardaire naufrageur de la Grèce
Voir aussi
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