Par Pierre Boisguilbert, journaliste spécialiste des médias et chroniqueur de politique étrangère ♦ On a finalement échappé au pire. Le Monde n’a pas titré « Kaboul libéré » comme il l’avait pour Phnom Penh. Mais, dès le lendemain, le quotidien de référence s’inquiétait tout de même pour ces pauvres taliban à l’épreuve du terrorisme. Le mouvement taliban qui a hébergé Ben Laden est en effet menacé par Al-Qaïda et l’État Islamique. Il y a donc plus radicaux que les taliban — terme (singulier : talib) désignant à l’origine les étudiants des medersas les plus radicales.
Les taliban sont un mouvement fondamentaliste islamiste armé œuvrant en Afghanistan et au Pakistan depuis octobre 1994. Ce mouvement est dirigé par Haibatullah Akhundzada, qui a été proclamé commandeur des croyants de l’« Emirat islamique » le 25 mai 2016 et l’est devenu effectivement le 15 août 2021. Ils y sont fortement influencés par une école de pensée, l’école deobandi, qui prône le retour à « un islam juste et respectant les principes islamiques » À côté d’un islam deobandi extrême, l’idéologie talibane intègre un autre fondamentalisme, le wahhabisme issu d’Arabie saoudite, mais aussi des éléments purement pashtouns comme le Pashtunwali », le code tribal des Pachtouns. Les Taliban sont issus de tribus afghanes pachtounes qui représentent plus de 40 % de la population du pays.
L’utopie démocratique mondialiste en échec
La position dominante des Pachtouns, qui sont répartis dans une zone en arc-de-cercle s’étendant de la frontière pakistanaise à la frontière iranienne (est et sud du pays), a souvent provoqué le ressentiment des autres groupes ethniques, s’estimant marginalisés sur les plans politique, économique et culturel. Deuxième groupe ethnique du pays, représentant environ un quart de la population, les Tadjiks de lointaine origine indo-européenne parlent le dari (farsi en persan). Les Hazaras, qui représentent autour de 10% de la population afghane et parlent un dialecte dari, sont considérés comme originaires d’Asie Centrale et de peuples turcs, et se trouvent principalement dans le centre du pays. La minorité ouzbèke — environ 10% de la population — est essentiellement installée dans le nord du pays chevauchant la frontière avec l’Ouzbékistan. Ses liens notamment linguistiques et culturels sont forts avec la Turquie et les Ouzbeks sont principalement des musulmans sunnites. Le chef de guerre Abdul Rachid Dostom, issu de cette ethnie et toujours à ses commandes, est soupçonné d’avoir fait massacrer en 2001 des centaines, voire des milliers, de prisonniers taliban.
Comment des fonctionnaires occidentaux en costume croisé ont-ils pu penser imposer la démocratie à ce pays ? Une guerre de vingt ans en aura apporté la preuve, la démocratie n’est pas et n’a jamais été un système universel que l’on pouvait imposer après une guerre. Cet impérialisme idéologique est sans doute mort à Kaboul après avoir été discrédité en Irak en Syrie et en Libye. Il aura même été incapable de se servir des leçons du colonialisme qui, à chaque fois, a fait beaucoup mieux au niveau de la compréhension des peuples et du respect de leurs identités profondes et intangibles. On dit que l Afghanistan n’a jamais été conquis. C’est vrai des Soviétiques et des Américains et un peu moins des Anglais. Mais l’Afghanistan préislamique a été imprégné de la conquête d’Alexandre avant d’être balayé plus tard par les armées de Gengis Khan ou de Tamerlan. Et une dynastie de guerriers afghans a régné sur l’empire perse.
C’est dire que les analyses médiatiques passent à côté de bien des complexités, si éloignées des critères sclérosés de nos anachronismes idéologiques. Tout tourne autour des réfugiés, du droit d’asile et de discussions avec les Taliban. Discuter sans les reconnaître ? Mais il n’y a rien à reconnaitre sauf la réalité : ils sont les maitres de Kaboul. Auraient-ils changé en deux décennies, alors qu’ils n’ont pas bougé en un millénaire ? Ils sont les mêmes. Ils veulent pouvoir lapider en toute tranquillité les femmes réputées adultères selon les lois de la charia. L’explosion démographique et la fuite des campagnes vers les villes risquent certes de leur poser des problèmes nouveaux. Bon courage cependant pour trouver des taliban modérés et en faire des interlocuteurs valables, sinon des alliés, contre ceux qui rêvent au nom du même dieu de nous faire sauter ou de nous égorger.
Les taliban vont devoir maintenant affirmer leur pouvoir contre ceux qui, ethniquement ou religieusement, veulent le leur disputer. Mais c’est leur affaire. Pour nous restent la perspective d’un tsunami de réfugiés et surtout une nouvelle guerre pour rien et des soldats sacrifiés à l’utopie démocratique mondialiste. Avec ce sentiment de honte, comme après Saïgon ou Alger, de lâchage de ceux qui ont cru qu’on resterait. On ne reste plus jamais depuis si longtemps… Et quand on voit le désarroi d’un Joe Biden vieilli par sa déroute, on se dit que ceux qui espéraient un nouvel Obama se retrouvent avec au mieux un Jimmy Carter et au pire avec un Gorbatchev états-unien. Après Kaboul, l’empire ne contre-attaquera plus jamais dans le monde arabo-musulman.
Pierre Boisguilbert
02/09/2021
Source : Correspondance Polémia