Par Monique Delcroix ♦ Monique Delcroix est une spécialiste de l’affaire Dreyfus. Engagée avec mesure dans le camp de ceux qui remettent en doute le dogme de l’innocence de Dreyfus, elle n’hésite pas à régulièrement reprendre les propos et les travaux antidreyfusards qui manquent de sérieux et d’honnêteté. Avec la rigueur intellectuelle et la volonté de rester factuelle qui la caractérisent, Monique Delcroix analyse le dernier livre d’Adrien Abauzit sur l’affaire Dreyfus.
Un travail important et des concessions bienvenues
Adrien Abauzit vient d’écrire un livre sur l’affaire Dreyfus*, probablement le premier ouvrage résolument antidreyfusard depuis celui d’André Figueras, avec autant de parti pris, mais plus de travail.
L’innocence du capitaine relevant du prêt-à-penser obligatoire, l’initiative a quelque chose de sympathique. Il est certes courageux de proclamer aujourd’hui la culpabilité d’Alfred Dreyfus (condamné, rappelons le, en 1894 pour avoir livré des renseignements militaires à l’Allemagne). Toutefois, je suis pas en mesure de partager cette certitude. Auteur d’un livre** que M. Abauzit a l’amabilité de qualifier d’ « incontournable » (je regrette qu’il n’ait pas cherché à me rencontrer), j’ai eu la satisfaction, voici bientôt 20 ans, de convaincre François Brigneau et Georges-Paul Wagner que continuer d’affirmer la culpabilité de Dreyfus par fidélité aux positions nationalistes de l’époque était une imprudence, tant stratégique qu’historique.
Par rapport aux antidreyfusards originels, Adrien Abauzit, qui est avocat, a le mérite de reconnaître que le procès de 1894 fut une « condamnation illégale, prononcée sur des bases erronées » et me rejoint pour dire que Dreyfus, soupçonné à juste titre, aurait dû à ce stade être acquitté au bénéfice du doute. De même, il remet les « aveux » du capitaine à leur juste place, hypothétiques propos d’un homme en pleine déréliction, dépourvus de valeur probante. Mais il prétend néanmoins « démontrer » qu’Alfred Dreyfus était bel et bien coupable.
L’angle mort de la bonne foi des militaires
Pour ce faire, il ajoute au dossier de 1894 des éléments apparus ultérieurement, c’est-à-dire réunis par l’État-major au fil des multiples épisodes judiciaires de l’affaire pour étayer un dossier qui en avait grand besoin. Habilement présenté, reprenant exclusivement les dépositions à charge contre Dreyfus, l’ensemble donne effectivement l’impression, sinon d’une démonstration, du moins d’une telle accumulation de présomptions que la conclusion s’impose.
Mais M. Abauzit ne songe pas à remettre en cause la bonne foi des militaires ! Or, surtout à partir du procès Zola, les dreyfusards étant résolument passés à des attaques virulentes contre l’Armée, celle-ci s’est crispée sur la défensive, arc-boutée sur des arguments d’autorité, recherchant dans de vieux dossiers des arguties pour le moins contestables (notamment la minute Bayle ou la pièce des chemins de fer dont notre auteur fait grand cas). M. Abauzit se fonde beaucoup sur le fameux « examen technique du bordereau », cheval de bataille du général Mercier et qui a certainement emporté la décision des juges de Rennes pour la seconde condamnation de Dreyfus (1899). Certes, mais c’est oublier qu’on ne connaît rien de la substance des documents livrés à l’Allemagne dont le bordereau n’est que la liste. Aussi longtemps qu’on ne les connaîtra pas, on peut tout imaginer : traître, faussaire, contre-espionnage, intoxication, etc.
– Dreyfus suspect ? Oui.
– Dreyfus coupable ? Nous n’en savons rien.
– Dreyfus innocent ? Impossible à dire sans établir la culpabilité d’Esterhazy.
Un nécessaire sérieux
C’est sur ce dernier point, et là seulement, que la vulgate peut être sérieusement remise en question. Non, Esterhazy n’était pas l’auteur du bordereau. Nous en sommes d’accord, les antidreyfusards, M. Abauzit et moi. Encore faut-il le prouver, et ce n’est pas si simple que notre auteur paraît le croire… Je suis quelque peu agacée de le voir se gausser des dreyfusards ; Mathieu Dreyfus est le « roi des farceurs », « nous sommes en plein comique », tel épisode est « un sketch ridicule », tel autre « eine grosse farce », etc. Non ! ces gens là n’étaient pas des plaisantins : en moins de 4 ans, ils ont réussi de façon époustouflante à retourner l’opinion, le gouvernement, les magistrats ; ils ont fait basculer l’antisémitisme de gauche à droite ; ils ont déconsidéré l’armée, détruit les services secrets. C’est une œuvre gigantesque, au sens propre admirable, et la démonter n’est pas une mince affaire.
Par exemple, Picquart. Le colonel qui est censé avoir découvert tout seul que l’auteur du bordereau était Esterhazy. La vertu incarnée selon la vulgate. Faux, dit Abauzit, il était de connivence avec les défenseurs de Dreyfus. En effet, je le pense. Mais il ne suffit pas de sous-titrer « Picquart et le butin » et d’évoquer « le chèque qu’il n’avait pas dû manquer de recevoir », allégation purement gratuite, relevant de la diffamation. La réalité est beaucoup plus complexe ; cheville ouvrière de l’édifice, elle a été cadenassée par les dreyfusards historiques et ne peut se laisser entrevoir que par un travail méthodique de déconstruction.
Ainsi, beaucoup des assertions d’Adrien Abauzit sont probablement exactes, mais sommairement exposées ne peuvent convaincre que des lecteurs ayant envie de l’être.
Le livre se termine sur une étrange troisième partie, sans rapport direct avec l’affaire Dreyfus, où l’on apprend que la Vierge Marie en personne s’est opposée à l’avancée des troupes allemandes lors de la bataille de la Marne… Je n’ai aucune qualité pour juger d’un tel miracle, mais à sa lumière il se confirme que M. Abauzit est un auteur qui préfère croire plutôt que savoir. Dommage.
Monique Delcroix
13/04/2019
*Adrien Abauzit, L’Affaire Dreyfus, Entre farce et grosses ficelles, Editions Altitude, 2018
** Monique Delcroix, Dreyfus-Esterhazy, réfutation de la vulgate, Editions de l’Aencre, 2000 ; réedition Akribeia 2010