« Les arbres aux racines profondes sont ceux qui montent haut. »`
Frédéric Mistral« Être moderne, c’est avoir tout le passé présent à l’esprit. »
Joséphin Péladan à propos de la littérature
La tradition est l’héritage immatériel d’un collectif d’hommes donné, c’est-à-dire le contenu culturel d’une société humaine liée à travers l’histoire par un événement fondateur ou un passé lointain. Il existe tant de traditions que de communautés humaines qui se reconnaissent un fonds culturel commun. La tradition est donc une conscience collective ; elle peut aussi être, comme c’est parfois le cas aujourd’hui, un inconscient collectif au sens jungien, mais j’y reviendrai plus loin. La tradition vivante représente donc l’ensemble des éléments culturels qui unissent un peuple donné et sont toujours existants de nos jours, ainsi que les pratiques et rites afférents à cette « conscience culturelle collective ». Il s’ajoute pourtant constamment de nouvelles traditions qui perdurent, et d’autres qui meurent. C’est pour cela que la tradition est assimilable à un organisme vivant en perpétuelle croissance. Intervention de Gabriel Robin
L’erreur que nous pourrions commettre serait de confondre la tradition vivante tant avec le folklore (qui est en réalité une partie de la tradition vivante) qu’avec les re-constructivismes « traditionalistes ». Pour autant, sans confondre ces notions, on ne peut pas non plus les opposer. Évoquer la notion de traditions vivantes ne saurait donc être une tentative de ressusciter des traditions disparues, mais bien plutôt constater ce qui, dans notre quotidien, appartient à ce grand héritage immatériel.
L’héritage immatériel de la tradition ne connaît pas de domaine réservé ; il est présent dans tout ce qui crée le lien social, dans tout ce qui est vivant et immémorial. Les arts plastiques, les arts vivants (théâtre, opéra), la musique, les arts de la table, l’art militaire ou martial, le sport, la chasse, les vêtements, le droit, la philosophie, jusqu’aux usages et convenances de politesse, procèdent de ce qui a été, littéralement, « donné à travers le temps ». Certains pans de la tradition ont survécu dans leurs formes originelles, et leurs expressions sont similaires à celles qui pouvaient être pratiquées il y a plusieurs centaines (voire milliers) d’années. D’autres pans ont emprunté, au cours du temps, d’autres formes, sans pour autant voir leur substance modifiée considérablement. C’est pour cette raison qu’aborder la tradition qui représente l’ordre, voire ce qui « est naturel », ne peut se faire correctement sans convoquer le phénomène de la transgression qui vit à travers la tradition et qui normalement devrait la renforcer, plutôt que la menacer par l’inversion des normes.
La dimension du partage (et du sentiment) est essentielle à la pleine compréhension de ce que peut représenter, dans nos quotidiens, la tradition vivante. Il est presque incongru de s’interroger sur ce qui fait sens ; la culture qui nous a été transmise par nos parents et qui leur fut auparavant transmise par les leurs, en partage avec l’ensemble d’un peuple, nous est forcément familière.
S’opère alors conséquemment une double distinction dans la tradition vivante : profane et sacrale, mais aussi collective et intime. La notion d’intimité, avec ce qu’elle implique de sentimentalité, n’est pas fréquemment étudiée ; néanmoins c’est par la sphère intime, familiale, que la tradition se transmet, tout autant que par la sphère collective de la patrie. Si je prends l’exemple de la tradition vivante juridique, la loi découle parfois de la coutume qui est un usage juridique oral, c’est-à-dire provenant d’un fonds en partage ancien, et parfois « intime », opérant sur une sphère plus réduite que la loi qui a une vocation générale (coutume du droit commercial propre à une profession ou à une localité).
Pour continuer plus en avant, j’aimerais vous faire part d’un extrait de l’ouvrage Droit et Passion du droit sous la Ve République par le doyen Jean Carbonnier :
« Il a toujours été difficile de découper l’histoire en périodes ; ceux qui sont témoins d’un événement dramatique sont prompts à le qualifier d’historique et à s’écrier, tel Goethe à Valmy, que rien ne sera plus comme avant. En fait, souvent les périodes s’emboîtent les unes dans les autres, et le futur traînera longtemps les paillettes du passé. C’est vrai en général, mais davantage encore quand le droit est en cause. Car, si le droit, ce peut être la promulgation d’un texte, donc une date qui marque une franche coupure, ce sont aussi des applications qui s’étirent dans le temps, des coutumes qui se perpétuent par d’imperceptibles répétitions. Comment croire que toutes ces fibres pourront être tranchées d’un seul et même coup sans bavure ? »
On ne fera donc pas l’économie d’une mise en perspective du droit avec la tradition vivante lorsqu’on étudiera cette matière. Le même raisonnement est d’ailleurs transposable à toutes les sciences humaines et les disciplines artisanales et artistiques. Rien n’apparaît ex nihilo. Pas même les phénomènes les plus modernes. Prenons l’exemple de la musique électronique et des rythmes répétitifs : ils ne sont pas apparus par miracle mais sont le fruit d’une longue progression des musiques savantes et populaires ; ils sont parfois même des re-constructivismes inconscients (transes collectives et dionysiaques), comme pourrait l’avancer Michel Maffesoli. Les fêtes de village existent toujours ; certaines ont même acquis une dimension internationale (par exemple les Fêtes de Bayonne). Avant les boîtes de nuit, il y avait en France tout un réseau de fêtes de village qui animaient les fins de semaine des ruraux durant l’été ; on y nouait des liens, on y rencontrait son épouse ou un futur partenaire d’affaire.
Autre exemple : le cinéma. Le septième art provient de la rencontre du théâtre, de l’opéra, de la littérature et de la technique. Qui ira regretter l’invention de ce nouveau moyen d’expression artistique (et malheureusement parfois commercial et propagandiste) ? Personne. L’art du film est l’expression parfaite de la rencontre entre la tradition et la modernité, du fait, surtout, que la modernité est constamment fécondée par la tradition ! N’opposons pas stérilement la modernité à la tradition, c’est un faux débat qui n’apporte pas grand chose si ce n’est de nous perdre dans des combats d’arrière-garde, alors que l’objet de cette Journée est justement de nous porter à l’avant-garde du combat pour notre civilisation. Des pays comme l’Angleterre ou le Japon, avec leurs qualités et leurs défauts, ont su (avec des difficultés pour Albion) concilier la modernité et la conservation des traditions ; ils sont pour nous des exemples.
J’ajouterai que si le développement de l’histoire peut être considéré unitairement, il est pour cela préférable d’appréhender synthétiquement le passé et le présent afin de mieux nous projeter dans le futur. La tradition est ce qui ne passe pas, comme l’avait définie Dominique Venner ; nous devons donc préserver la vitalité de notre patrimoine commun et en faire le socle d’une véritable rénovation intellectuelle. Au grand effacement répondons par un grand « ressourcement ».
La tradition vivante ou le patrimoine immatériel des peuples, c’est-à-dire notre conscience collective
« Tu vois, c’est comme ça que les anciens faisaient », « Ah, ça, ce sont les anciens qui me l’ont appris » : qui n’a jamais entendu prononcer ces phrases ? Souvent, on me les a lancées à la campagne, pour bien me faire sentir ma condition de citadin, ignorant de ces « choses de la vie » qui proviennent d’un vieux tréfonds qu’on ne peut pas précisément dater. Si « les anciens faisaient », quand était-ce ? Cela signifierait-il qu’il n’y a pas de point de départ, que tout cela existe depuis toujours ? Réservons ces interrogations aux historiens du quotidien, et profitons de l’occasion pour rendre un hommage à Jacques Le Goff, récemment disparu, qui s’était fait le spécialiste de cette discipline dans son étude du Moyen Age.
De toute éternité, et en tout point du globe, les hommes ont profité de ce que les « anciens » avaient fait. L’homme n’est pas qu’un animal rationnel, il est un animal partageur qui hérite et lègue bien plus que des biens matériels mais aussi tout un ensemble de savoir, de savoir-faire. Plus important peut-être : il le fait savoir. Comme un père fier de son enfant, une famille est fière d’une recette de cuisine, et un peuple est fier de ses institutions ou de sa littérature. L’homme n’est pas un « être jeté là », pour reprendre une terminologie proche de celle qu’aurait pu employer Martin Heidegger. Non : l’homme arrive avec un bagage, un ensemble d’essences. Le but de la vie c’est de la redonner en retour et avec elle tout ce qui l’organise, c’est-à-dire et avant tout un ensemble de traditions.
Lorsqu’un avocat se réfère au Code civil, il utilise un code vieux de 210 ans, lui-même héritier du droit canon et du droit latin. Un médecin peut utiliser les techniques les plus modernes, il sera toujours tributaire d’Hippocrate ; pareillement, un boulanger travaille la farine comme l’ont fait avant lui des générations de boulangers. La tradition est plus que vivante, elle est la vie elle-même, le travail, le repos, les rites du mariage ou l’élection d’un maire appartiennent à cet héritage.
J’ai moi même reçu un certain nombre d’enseignements familiaux que je peux considérer comme des legs de traditions vivantes. L’amour du droit, le respect de l’État et de nos institutions, le goût de l’histoire, des sensations culinaires que je tente parfois de reproduire sans la maîtrise de ma mère, une éthique, surtout.
Étant un urbain, j’ai toujours été partiellement inculte des usages agricoles autres que superficiellement. J’y fus un peu initié il y a de cela quelque mois, surtout sentimentalement. Je me suis rendu dans le Lot, au fond du Quercy blanc, près de Cahors, alors que l’on m’avait déjà sollicité pour intervenir ici sur le sujet des traditions vivantes. Ma compagne et moi-même nous sommes rendus dans la ferme qu’occupent sa tante et son cousin germain. L’endroit m’a saisi par sa beauté : une maison centenaire presque isolée nous faisait face alors que nous descendions dans le creux d’une combe à la riche végétation. Nul doute que cet endroit avait servi de toute éternité à héberger une activité humaine en lien avec la ruralité. L’exploitation est aujourd’hui consacrée à l’élevage des agneaux. Ses habitants y sont souverains en son sein, et ils sont souverains car ils sont enracinés de longue date.
La vie dans les zones rurales est tout entière rythmée par les vieilles traditions. Vendanges, saison de la chasse, saison des truffes, église, travail des champs, cerclage. La France charnelle, la France capétienne, existe toujours ; ses habitants sont de moins en moins nombreux mais ils sont le cœur battant de notre nation. Et ce cœur bat tranquillement, imperturbable à l’agitation du monde. Tous les Français ont, au plus profond de leur cœur, un espace consacré à la terre et à ses rites.
Je suis tombé par hasard sur une émission américaine de cuisine. Le présentateur a un nom français : Anthony Bourdain ; ses parents ont émigré vers les États-Unis dans les années 1950 ; l’homme est né outre-Atlantique et a l’apparence d’un rocker new-yorkais, type Lou Reed.
Quelle ne fut donc pas ma surprise de constater qu’il était toujours profondément attaché au terroir français. Lors de sa balade à travers la Bourgogne, on le voit pleurant devant un simple plateau de fromages et une bouteille de vin rouge. Bon sang ne saurait mentir ! Il exprimait sa stupeur et son amour de son terroir, de sa patrie et de ses traditions : non, la France qu’il avait connue durant ses voyages de jeunesse n’avait pas fondamentalement changé, son peuple se passionne pour les mêmes choses. Je ne résiste pas à l’envie de citer Michel Tournier (citation que j’ai découverte par l’intermédiaire du Club Roger Nimier, dont je recommande la fréquentation) : « Le fromage constitue, avec le pain et le vin, la trinité de la table européenne. »
De New York, en passant par la Bourgogne ou au fin fond du Lot, rien n’a changé depuis des siècles pour Monsieur Bourdain et moi-même : un peuple semblable vit toujours à travers un ensemble de rites profanes et sacrés profondément vivants ; ces rites unissent les hommes dans une famille, puis les familles dans une patrie. Chérissons-les.
Certaines traditions disparaissent car les mœurs évoluent. Peut-être sera-ce le cas de la corrida avec mise à mort. Je ne veux d’ailleurs pas cliver ou forcer l’assistance à apprécier un spectacle que d’aucuns peuvent considérer comme barbare ou cruel, mais simplement témoigner de mon expérience personnelle par rapport à ce que j’estime être un rite profane (à dimension sacrée) de longue et profonde mémoire sur le continent européen.
La corrida déstabilise l’Européen moderne pour deux raisons : d’abord, elle nous confronte à la nature sauvage ; ensuite, elle nous confronte à la mort. La première mise à mort à laquelle j’ai assisté fut un choc terrible : j’étais triste pour le taureau et aussi enthousiasmé par le spectacle. Je comprenais ce que signifiait la mort, c’est-à-dire la disparition, la sortie du royaume des vivants. Le taureau avait eu une mort digne, une mort glorieuse sous les acclamations de la foule ; il ne partait pas seul mais accompagné par les regards craintifs et respectueux de ses admirateurs. Ce moment marquant, je l’appréhende désormais comme un jalon de mon existence, un rituel de passage vers l’âge adulte et l’acceptation du caractère tragique de l’existence.
Ce spectacle vivant à dimension opératique présente une dramaturgie connue : le taureau de combat (élevé dans ce but) affronte un homme, le torero en habits de lumière. Au terme d’un duel épique, l’animal meurt le plus souvent. La version actuelle de la corrida remonte au XVIIIe siècle, mais les pratiques de nature tauromachique sont vieilles comme notre continent. On pourrait même dire que la corrida est la reproduction simulée et orchestrée du dressage de l’animal par l’homme. Cette tradition renvoie donc aux premiers âges paléolithiques de l’homme. L’art pariétal présente des peintures pouvant être assimilées à cette pratique.
Georges Bataille estimait que la violence de la corrida, incarnée dans le jeu qu’entretient l’homme vivant avec sa propre mort et la bête qui est en lui, symbolisait la recherche de transcendance de l’homme. Il voyait dans la tauromachie la survivance d’un culte rendu par les légionnaires romains au dieu
Mithra. D’autres théories existent. On sait par exemple que les Celtes avaient des jeux ritualisés assez proches, de même que la fresque du palais de Cnossos en Crète montre un jeune homme sautant par dessus un énorme taureau furieux.
La transcendance s’accomplit par la prise de conscience de l’importance de ce qui nous a précédé. On ne se transcende pas en partant d’un rien. Si la tradition trouve dans ce qui la défie, c’est-à-dire la transgression, un adversaire à sa mesure, ce combat sans fin équilibre les rapports qu’elles entretiennent.
Pablo Picasso, ami de Georges Bataille, a beaucoup été attaqué de son vivant, et l’est toujours aujourd’hui. Nombreux furent ceux qui estimèrent que sa peinture était une insulte à l’art classique, en raison de la difformité de ses personnages et de ses décors qui ne répondaient pas aux canons classiques. Il n’est pourtant pas, lui non plus, apparu par enchantement. Un autre peintre espagnol, Goya, avait déjà aboli les règles de la perspective dans son chef-d’œuvre intitulé Les fusillades du 3 mai 1808. Dans cette peinture, la lumière n’est pas naturelle et les corps ne sont pas correctement proportionnés. Cet effet a pour objectif de faire ressentir pleinement au spectateur l’horreur de l’exécution. Picasso poursuit l’œuvre de Goya. Il n’est pas un destructeur mais s’inscrit, au contraire, dans la tradition de la peinture espagnole. En outre, ses diverses toiles sur la figure du taureau (et de son incarnation mythologique, le Minotaure) ou celle du dieu Dionysos l’installent pleinement dans la tradition européenne au sens large.
Acceptons que la tradition est vivante justement car elle est parfois contestée, et de façon très consciente. Le transgresseur traditionnel n’a pas volonté de faire de son œuvre une nouvelle norme ; il n’entre pas en concurrence avec le classique : il le renforce. Le danger contemporain serait la tentation de ne plus reconnaître de normes pour tout aligner sur un même plan où tout « se vaudrait », où rien ne serait différenciable. Tout relève de la tradition, y compris sa contrepartie.
Par ailleurs, la tradition peut avoir une part irrationnelle, comme la corrida ; elle n’est pas « utile ». La gratuité du geste lui donne sa beauté. La pensée « calculante » souhaiterait tout rationaliser alors que la vie est un mystère. Ainsi en-est-il aussi de nos traditions.
La société post-traditionnelle est un mirage contredit par l’inconscient collectif des peuples
Si tout relève de la tradition, il paraît étrange d’imaginer une société post-traditionnelle, ou même, pire, une société qui serait antitraditionnelle. Ces sociétés dont le projet est de s’inscrire après ou contre la tradition n’ont pourtant pour référent que la tradition qui précède, et entendent rejeter le legs qui leur a été fait de leurs pères et donc des pratiques et des éléments d’identification qui sont considérés comme consubstantiels à un ensemble donné de femmes et d’hommes sur un territoire ou un ensemble culturel déterminé.
Vincent Peillon, ancien ministre de l’Éducation nationale, estimait qu’il était du rôle de l’école d’ « arracher les enfants à tous les déterminismes sociaux et culturels ». Par cette déclaration il souhaitait promouvoir l’idée d’une société post-traditionnelle, en partie parce que lui, et ceux qui l’ont précédé, n’ont pas su régler le problème d’une société française qui voit cohabiter une multiplicité de traditions culturelles et religieuses (aux racines parfois fort éloignées) depuis désormais quarante ans. Le grand effacement de notre culture traditionnelle doit faciliter l’intégration de plusieurs peuples à qui l’on demandera plus tard le même effort. Le « vivre-ensemble » à la manière post-moderne est d’abord un « vivre avec », puis un « revivre » sous une autre forme foncièrement différente de celle qui fut auparavant ; il n’y a pas de volonté d’assimiler des peuples à notre culture mais bien plutôt le projet de tous nous assimiler, à marche forcée, à une vision du monde partiellement inconnue fondée sur une utopie conceptuelle dont on ne peut mesurer les conséquences. Il faut se poser une question se situant au-delà de la passion que pourrait générer un tel débat : ce projet est-il réalisable et, le cas échéant, est-il souhaitable ? Non et non.
L’affiche de la présente Journée de ré-information de Polémia montre une statuette issue d’une tradition africaine. L’objet est assez beau, je dirais même qu’il est animé d’un esprit qui lui est propre et qui m’interpelle. L’homme est curieux par nature, ouvert, il cherche à comprendre l’autre en prenant pour point de référence sa propre personne. Le drame est que nous n’apprécions plus l’autre et ses réalisations à l’aune de nous-mêmes mais à l’aune d’un rien, d’un effacement.
La salle des mariages de la ville de Bobigny, en Seine-Saint-Denis, en est un exemple éclatant. Nous sommes loin de la France, loin de la République française. Peut-être sommes-nous dans le républicanisme abstrait propre aux idéologues de « gauche » actuels, qui assimilent la chose du peuple (c’est-à-dire le véhicule politique dans lequel s’incarne la nation) à leurs idéaux confusément universalistes et réellement uniformisants. Je ne doute pas que ces gens soient animés des
meilleures intentions, mais l’enfer aussi est pavé de bonnes intentions. Cette salle des mariages est, à elle seule, symbolique d’une France et d’une République qui oublient toutes leurs traditions, tant populaires qu’institutionnelles.
En outre, la décoration anarchique des lieux, qui répond à un agenda politique confus, est irrespectueuse des traditions africaines. Les africanistes savent bien que les statuettes répondent souvent à des enjeux liés à la sacralité et appartiennent à des clans familiaux ou des tribus particulières et parfois concurrentes. Cette salle est un capharnaüm, un pot-pourri du pire. Imaginons un lieu public institutionnel à Tokyo décoré dans un mélange informe d’influences irlandaises et portugaises avec un zeste de comic-books américains. C’est à peu près ce qu’évoque la salle des mariages de Bobigny.
Voici ce que l’on peut trouver sur le site de l’Office du tourisme du « 9-3 » (j’aimerais d’ailleurs remercier Gaëtan Bertrand pour m’avoir fait découvrir cette perle, qui m’a donné, par la même occasion, une franche rigolade) :
« Les objets comme la statuette de la Marianne africaine, insolite et superbe, côtoient le siège monumental de la République et en face les chaises-cœur imposantes dédiées aux mariés. Des vitrines et tableaux abritent des personnages et objets symbolisant le mariage sur les cinq continents, images d’une ville cœur, et ville monde.
La Marianne haute de deux mètres est faite de bronze à la cire perdue (technique très ancienne des bronziers de FounBam au Cameroun). Elle trône, sur fond du drapeau républicain, derrière l’immense siège du maire, personnage grandiose et serein qui regarde l’assemblée les bras ouverts devant la table en forme de cœur bien entendu d’un rouge pétant ! Des toiles tendues au plafond, de toutes les couleurs, les tableaux le long des murs sont colorés, symbolisent l’union, le graphisme, donnent un air de fête supplémentaire, un lieu à part… »
Philippe Muray n’aurait pas même pu écrire ce texte, Michel Houellebecq en rêverait ! Festivus a fait perdre la raison à la République : plus de traditions, place au « fun », au grand tout qui n’est qu’un n’importe quoi, une absurdité et un crachat au visage de plusieurs civilisations multimillénaires. La République n’a plus rien de sacral ; la France n’est plus incarnée dans un tel endroit.
Les débats sur le mariage homosexuel et ses suites découlent du même principe. Je vais citer Henry Miller, car il exprime une notion juste mais qui trouve sa limite dans la nature et l’anthropologie :
« La tradition ne peut s’exprimer qu’à travers l’esprit de courage et de défi, et non dans l’observance de la sauvegarde superficielle des coutumes. »
Ce que l’auteur exprime ici est conforme à la tradition européenne. Tel Prométhée, nous devons parfois nous muer en voleurs de feu pour transcender notre condition. En un sens, on pourrait même faire observer que le progrès est une tradition qui a réussi. La limite de l’option prométhéenne se trouve dans l’équilibre naturel et anthropologique de la société. Le mariage est une institution et un rite créés pour l’union d’un homme et d’une femme dans le but de procréer ; c’est aussi un contrat juridique.
La coutume revêt une double dimension : l’affect psychologique, soit le fait de penser que la règle est obligatoire, et la répétition dans le temps. Cette double dimension coutumière du mariage est toujours pérenne dans l’esprit des populations, le fameux « bon sens populaire ». C’est pour cela que le mariage homosexuel ne sera jamais une tradition. Il ne remplit pas l’objectif reproductif initial. C’est une mauvaise transgression car c’est un recul dans notre conception de la vie. Le caractère transgressif de ce mariage homosexuel n’apporte rien en contrepartie, rien d’autre que des droits particuliers, accordés à une population qui n’a pas d’identité de groupe mais une simple orientation sexuelle en partage. Pas d’inquiétudes trop importantes sur ce phénomène qui se révélera n’être dans l’aventure humaine qu’un épiphénomène circonscrit dans le temps et à un endroit donné. Disons-le donc tout net : le mariage homosexuel n’est pas un progrès car il n’a pas de dimension collective qui pourrait s’appliquer à tous. A l’instar de la mode, les vêtements peuvent changer, mais on ne se promènera jamais durablement nu dans les rues.
Ces signes ne symbolisent pas l’émergence d’une société post-traditionnelle mais la montée en puissance de la transgression, le déséquilibre entre l’ordre et le désordre naturel qui lui fait face. Le destin de ces actualités contemporaines ne sera pas l’historicité mais l’anecdote, de la même façon que le catharisme, le culte d’Isis ou la secte chrétienne des Cataphrygiens du IIe siècle après Jésus-Christ n’ont laissé de trace que fugace. Trop étrangers à l’inconscient collectif de notre peuple (et des autres), mariage homosexuel ou salle des fêtes de Bobigny ne présentent pas les atouts pour s’inscrire durablement dans nos pratiques culturelles.
Chassez la tradition par la force et elle reviendra par d’autres moyens. Si l’État et la République se dépouillent de leur histoire, la religion prendra le pas, cela est palpable pour les Français d’origine afro-maghrébine pratiquant l’islam. Ne se reconnaissant souvent pas dans nos institutions et nos traditions, une part importante d’entre eux se réfugie dans cette tradition sacrale ancienne. L’effacement de notre mémoire, de notre identité, concourt à cette réappropriation d’éléments anciens car nous n’avons rien à proposer. Donc les traditions s’opposent et se menacent. Le voile intégral n’est pas compatible avec notre conception de la féminité qui ne saurait être cachée mais bien plutôt respectée pour ce qu’elle est.
Cet effacement est néanmoins loin d’être acté. Nos traditions sont toujours bien vivantes : elles retrouvent même, par endroits, une vitalité surprenante. Les Français n’ont pas oublié ce qu’ils sont. Peut-être pensent-ils parfois à tort être autres ou ne plus devoir se reconnaître dans un héritage historique spécifique. Cependant tout indique que leur inconscient se manifeste très directement à eux de plus en plus dans cette époque en crise ; les publicitaires et les médias ne s’y trompent d’ailleurs plus, et c’est à qui va promouvoir en premier les « plus belles régions », le « meilleur boulanger » bien de chez nous, la « cuisine du terroir » ou encore les « recettes de grand-mère » pour mieux vieillir. Tout cela n’a paradoxalement pas le goût de l’authentique et sent l’ersatz, le produit de substitution. Il est intéressant de le noter car cela signifie que le public, y compris urbain, a toujours le goût de l’histoire et recherche ce qui lui paraît
authentique, « bien de chez lui ». Le succès immense du parc du Puy du Fou témoigne de la volonté populaire de se retrouver autour de marqueurs d’identification historique communs. Ce parc a été salué mondialement et a reçu un prix pour cela. Il est à noter que le Puy du Fou a, cette année, battu un record de fréquentation, alors que le parc Disney de Marne-la-Vallée a été obligé de recapitaliser, menacé de fermer ses portes.
Cet inconscient collectif apparaît aussi dans les marges, que ce soit dans la culture populaire ou la contre-culture. Les bandes dessinées d’heroic fantasy ou historiques ont un extraordinaire succès et transmettent nos mythes et légendes aux plus jeunes ; elles découlent des illustrations des journaux populaires du XIXe siècle (et même des gravures murales de la Rome antique, comme on peut le voir à Pompéï). Les films d’aventure contemporains étanchent la soif d’héroïsme et de transcendance ; la musique populaire comme le rock répond à certaines envies mystiques. Ne jetons pas un regard trop dur sur ce qui apporte aussi à la vitalité de la tradition, certes, par des chemins détournés, profanes et inconscients, mais ces petits chemins pourront un jour nourrir un grand fleuve. Encore faut-il savoir regarder derrière le voile.
Le grand ressourcement est une réalité de plus en plus prégnante. Lorsque tout va mal, que les crises semblent se superposer les unes aux autres sans que l’on puisse imaginer une sortie, l’homme se retrouve dans ce qui fait sens : le charnel. Il cherche à téter les mamelles de la vérité éternelle, et pour ce faire, il va puiser dans ses racines le moyen de continuer à construire un avenir pour les siens.
Conclusion
Cette Journée de ré-information de Polémia a pour objet la Bataille culturelle. L’essentiel du combat culturel est, à mon sens, non pas la réappropriation de nos traditions, mais la compréhension, pour en prendre la pleine mesure, du poids du legs des traditions dans notre vie de tous les jours. Notre vie tout entière est guidée par la tradition et nous ne laisserons pas les idéologues fous de Bobigny ou de l’Elysée décider à notre place à quel domaine appartient la tradition française.
Ce domaine français particulier, mais aussi issu de la tradition européenne au sens large, nous en connaissons les contours : ruralité, institutions, arts vivants. Aujourd’hui nous devons sanctuariser ce patrimoine comme étant inviolable par l’uniformisation et en faire le socle d’une rénovation résolument tournée vers l’avenir.
Gabriel Robin
18/10/2014