Il n’est pas facile de faire un tri dans les surabondantes parutions qui ont accompagné la commémoration du centenaire de l’éclatement de la guerre de 1914-1918, et qui vont d’ouvrages très spécialisés d’histoire militaire aux lettres de « poilus », en passant par les inévitables documents sur la répression des mutineries de 1916 ou sur l’incapacité des officiers d’état-major.
Surtout, peu nombreux sont en définitive les ouvrages qui analysent objectivement les raisons de l’embrasement général de juillet-août 1914, et qui refusent les explications « fatalistes » qui ont jalonné la bibliographie sur le sujet, pendant même le déroulement de la guerre parfois (Lénine), puis dans les décennies qui l’ont suivie (Renouvin, Duroselle), avec de surcroît l’impact des « mémoires » des différents acteurs qui prennent bien souvent le caractère de plaidoyers pro domo (Poincaré, Caillaux, Asquith, Maurice Paléologue …).
Dans son dernier ouvrage bref, mais très dense, Philippe Conrad, en digne successeur du regretté Dominique Venner (1) à la tête de la Nouvelle Revue d’Histoire, s’inscrit au rang de ceux qui se gardent des interprétations déterministes, et pensent que tout évènement historique si lourd soit-il, comporte sa part d’imprévu.
Dans la même famille d’auteurs figure Nicolas Saudray, dont l’ouvrage sur « les guerres qui ne devaient pas éclater », qui a été commenté sur le site de Polémia, comprend un long chapitre sur la Première guerre mondiale (2). On notera néanmoins que cet auteur, sans verser dans l’uchronie, domaine dans lequel il a fait des incursions remarquées (3), se situe délibérément aux confins de l’Histoire et de la politique fiction (que se serait-il passé si tel personnage n’avait pas pris telle décision ?). Chez Philippe Conrad au contraire, la rigueur de l’historien ne s’efface jamais derrière la force des convictions personnelles. Son propos est donc toujours très nuancé. L’objectif est énoncé dans l’introduction : « Ce travail… entend simplement mettre en lumière ce qui ne rendait pas inéluctable le conflit européen ».
Il n’est pas question de donner ici un résumé de l’ouvrage, qui réussit en 200 pages à nous fournir les clés pour comprendre de façon quasi-exhaustive des évènements complexes à multiples facettes. Il a été commenté mieux que nous ne saurions le faire dans les revues spécialisées, à commencer par la NRH (4).
Ce livre est un exemple de ce que devrait être la méthode de l’historien libre. Philippe Conrad l’expose très clairement dans le chapitre premier « Le suicide de l’Europe » : « L’histoire telle qu’elle s’est déroulée permet difficilement d’imaginer une alternative … De nombreux éléments plaident pourtant en faveur d’une telle démarche». Plus loin, «… nul n’imaginait au printemps de 1914, le déclenchement d’un conflit d’envergure en Europe ». Il s’était produit plusieurs crises entre puissances européennes au cours des quinze années précédentes, mais toujours localisées, et toujours réglées sans conflit d’envergure. Globalement, le contexte des relations internationales semble évoluer dans le sens d’un maintien de la paix. « Comment expliquer dès lors que l’Europe se trouve plongée, en l’espace de quelques semaines, dans l’immense tragédie » qui conduira à son suicide et à une nouvelle guerre de Trente ans ? Pour l’auteur, « il est impossible de réduire la marche à la guerre à un simple engrenage échappant à la volonté des dirigeants… Il peut apparaître vain de réécrire l’Histoire, mais il ne l’est pas d’identifier les données ou les moments qui auraient pu la faire évoluer dans un sens différent de ce qui est advenu. À cet égard, il se réfère à l’historien Christopher Clark (5) qui considère que « les personnages, les événements et les forces concernées portaient en eux les germes d’autres avenirs, peut-être moins terribles».
Cette approche méthodologique est appliquée aussi bien aux « forces profondes » qu’aux « causes immédiates » qui ont conduit à la conflagration d’août 2014, pour reprendre une distinction opérée par Pierre Renouvin dès 1925 dans son ouvrage sur « les origines immédiates de la guerre ».
L’application aux causes immédiates est certes intéressante pour le lecteur, mais de notre point de vue moins riche de substance, sur le plan des idées, que l’analyse des forces profondes. En effet, s’il peut être excitant de constater que la réussite de l’attentat de Sarajevo a tenu à un fil, et de se dire que s’il avait échoué, notre monde actuel serait peut-être radicalement différent, ou encore d’évaluer l’impact des comportements des dirigeants par rapport à l’ultimatum de l’Autriche à la Serbie, ou dans la mise en œuvre des plans de mobilisation, on reste bien là dans le domaine de l’uchronie, qui n’est après-tout qu’une branche de la science-fiction. Au demeurant, Philippe Conrad se borne à rappeler les faits et à signaler le caractère hasardeux de telle ou telle péripétie événementielle sans en tirer des conséquences formelles en termes d’avenir alternatif, ce qui sortirait à coup sûr du champ de compétences de l’historien.
La remise à plat des « forces profondes » est le volet sur lequel l’ouvrage doit retenir en priorité notre attention, car c’est celui sur lequel se sont exercées le plus fréquemment les interprétations faussées, soit par le passage au tamis des idéologies dominantes, soit par des analyses faites de bonne foi par des historiens qui n’avaient pas le recul chronologique nécessaire, ou qui ne disposaient pas de documents pertinents au moment de la rédaction de leurs ouvrage.
Cinq des chapitres du livre de Philippe Conrad sont consacrés aux différents éléments de contexte, qui expliqueraient, selon les uns ou les autres, le déclenchement du conflit. Il s’agit :
- de l’antagonisme franco-allemand sur la question de l’Alsace-Lorraine ;
- des rivalités coloniales, et de l’impérialisme, cause première de la guerre selon Lénine ;
- des rivalités économiques entre puissances dans un monde en début de mondialisation ;
- de l’impact de la course aux armements ;
- de l’existence de la « poudrière balkanique ».
Sans revenir sur tel ou tel de ces points, on ne peut que louer la qualité de la synthèse et l’objectivité de l’analyse. Pour chacun d’entre eux, l’auteur ne conteste pas qu’il ait existé des facteurs d’affrontement, souvent importants, entre forces bellicistes et pacifistes. Mais il relève que contrairement à beaucoup d’idées reçues, les premières étaient souvent loin d’être dominantes (cf. le chapitre 2 sur les « provinces perdues »). En outre, dans un monde où l’Europe était au faîte de sa puissance, les dirigeants politiques comme les milieux économiques étaient bien conscients que les postures jusqu’au-boutistes ne pouvaient que conduire à un recul partiel de cette prééminence, au profit notamment de la grande puissance émergente (par rapport au monde européen) qu’étaient alors les États-Unis. Leur intérêt bien compris les poussait donc à rechercher en priorité des solutions de donnant-donnant qui ont effectivement prévalu à de nombreuses reprises (en Afrique, au Maroc ou encore lors de la création de la Turkish Petroleum).
Comme il y a été fait allusion plus haut, et comme cela est relaté très clairement dans l’ouvrage, lorsque survenait malgré tout, une crise internationale, comme il s’en est produit à de nombreuses reprises dans les relations entre les grandes puissances depuis la fin du XIXe siècle, elle était toujours soit réglée d’emblée par la voie diplomatique, soit au pire par des accords ou des traités à l’issue d’un conflit armé très localisé.
C’est de façon totalement pertinente que Philippe Conrad peut écrire, dans son chapitre final, que « les permanences ou les forces profondes invoquées par les historiens pour restituer le cadre général qui rendait la guerre possible peuvent être relues et interprétées dans un sens différent de celui qui a été généralement admis ».
En d’autres termes, il existait certes des éléments « belligènes », mais il n’y avait aucune fatalité, aucun déterminisme de nature à conduire à ce que ces éléments fusionnent dans un creuset conduisant au suicide de l’Europe. Cette fusion n’a pu se produire que par la conjonction d’évènements isolés et de comportements individuels purement circonstanciels et imprévisibles.
Philippe Conrad conclut son ouvrage par cette phrase : « Plus que jamais, celui qui veut la paix doit connaître l’Histoire ». Il pense à « ce moment où, en diverses régions de la planète,… tensions et conflits viennent mettre en cause l’ordre mondial établi au lendemain de notre guerre de Trente Ans » ; on peut aussi avoir à l’esprit le fait qu’à propos de l’Ukraine ou de la Syrie, certains politiciens ou certains journalistes se hasardent à entrevoir la perspective d’une guerre élargie…
Par « connaître l’Histoire », l’auteur entend « capacité de repenser l’Histoire », et donc de refuser les visions fatalistes et la mise en théorie tendancieuse des évènements qui prédominent trop souvent dans une partie du monde des historiens.
1914 La guerre n’aura pas lieu participe à ce mouvement salutaire de « désintoxication », tout en retenant à chaque instant l’attention de son lecteur. On ne saurait trop l’en remercier.
Bernard Mazin
03/09/2014
Philippe Conrad, 1914 La guerre n’aura pas lieu, Genèse Edition – Mars 2014, 200 pages.
Notes
- Dominique Venner, L’imprévu dans l’Histoire (chapitre 3 « Sarajevo, 28 juin 1914 ») – Éd. Pierre-Guillaume de Roux, 2012.
- Nicolas Saudray, 1870 1914 1939 Ces guerres qui ne devaient pas éclater, Éd. Michel de Maule, 2014.
- Nicolas Saudray, Les Oranges de Yalta, Éd. Balland, 1992.
- La Nouvelle Revue d’Histoire, numéro 72, mai-juin 2014.
- Christopher Clark, Les somnambules. Été 1914 : comment l’Europe a marché vers la guerre, Éd. Flammarion, 2013.