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L’impérialisme décomplexé de George Friedman

L’impérialisme décomplexé de George Friedman
L’impérialisme décomplexé de George Friedman

Discours de George Friedman, géopoliticien américain, devant le Chicago Council on global affairs, le 4 février 2015. George Friedman est né en Hongrie, dans une famille de survivants de l’Holocauste. Dans les années cinquante, il a émigré de Hongrie aux USA avec ses parents pour fuir la mainmise des communistes sur le pouvoir. Ses prophéties sont parfois l’objet de railleries par ses adversaires, comme dans le cas où, en 1991, il avait prédit une prochaine guerre avec le Japon (The Coming War with Japan). Contrairement à ce qui est dit ça et là, George Friedman n’est pas le directeur du renseignement américain, mais plus simplement le PDG fondateur de Stratfor, société privée d’information (a global intelligence company), connue pour être un cabinet fantôme de la CIA ( a Shadow – CIA). S’il n’appartient pas à la haute administration américaine, il est néanmoins considéré quasiment comme un « officiel de Washington ».

Les révélations qu’il lance dans le présent discours sont d’un cynisme total et brutal mais une très brillante analyse géopolitique
 : 
tout est dit quant à la politique américaine en Europe depuis la chute du Mur de Berlin (et même avant) et dans le futur. Attention, il y a souvent dans les propos de Friedman une part de bluff et de manipulation inhérente à tout discours politico-diplomatique. (1)
Polémia

Aucun pays ne peut rester éternellement en paix, surtout les USA. Je veux dire que les USA sont constamment concernés par les guerres.

À mon avis, l’Europe ne sera pas impliquée dans des grandes guerres comme avant, mais l’Europe subira le même sort que les autres pays : ils auront leurs guerres, puis leurs périodes de paix et ils y laisseront des vies. Il n’y aura pas de centaines de millions de morts mais l’idée d’une « exclusivité européenne » à mon avis l’amènera à des guerres. Il y aura des conflits en Europe. Il y a déjà eu des conflits, en Yougoslavie et maintenant en Ukraine. Quant aux relations entre l’Europe et les États-Unis… nous n’avons pas de relations avec l’Europe. Nous avons des relations avec la Roumanie, nous avons des relations avec la France, etc. Il n’y a pas « d’Europe » avec qui les USA auraient des relations.

Question suivante :

L’extrémisme islamique représente-t-il réellement la principale menace pour les États-Unis, et disparaîtra-t-il de lui-même, ou bien continuera-t-il de croître ?

C’est un problème pour les États-Unis, mais ce n’est pas une menace pour notre survie. Il doit être traité de manière proportionnelle. Nous avons d’autres intérêts de politique étrangère.

Donc, l’intérêt primordial des États-Unis pour lequel nous avons fait des guerres pendant des siècles, lors de la première, la deuxième et la guerre froide, a été la relation entre l’Allemagne et la Russie parce que, unis, ils représentent la seule force qui pourrait nous menacer et nous devons nous assurer que cela n’arrive pas.

Ce que vous faites, si vous êtes un Ukrainien, ce qui est essentiel, c’est d’établir le dialogue avec le seul pays qui vous aidera, et ce pays ce sont les États-Unis. La semaine dernière, il y a une dizaine de jours, le général Hodges, commandant de l’armée américaine en Europe, s’est rendu en Ukraine. Il y a annoncé que les formateurs américains viendraient désormais officiellement, et non plus officieusement ; il a remis des médailles aux combattants ukrainiens – ce qui est contraire au règlement de l’armée qui ne permet pas de décorer des étrangers – mais il l’a fait. Ce faisant il a montré que c’était son armée. Ensuite il est parti pour aller annoncer aux pays Baltes que les États-Unis allaient disposer des blindés, de l’artillerie et autre matériel dans les pays Baltes, en Pologne, en Roumanie et en Bulgarie – ça, c’est un point très intéressant. Donc les États-Unis ont annoncé hier qu’ils allaient envoyer des armes. Ce soir, bien sûr, les USA l’ont nié, mais les armes partiront bien.

Faisant tout cela, les États-Unis ont agi en dehors du cadre de l’OTAN, parce que dans le cadre de l’OTAN il doit y avoir un accord à l’unanimité et n’importe quel pays peut opposer son veto sur n’importe quoi et les Turcs opposeront leur veto « juste pour rire ».

Le fait est que les États-Unis sont prêts à créer un « cordon sanitaire » autour de la Russie. La Russie le sait. La Russie croit que l’intention des États-Unis est de faire éclater la Fédération de Russie. Je pense que, comme l’avait dit Pierre Lory, « nous ne voulons pas vous tuer, nous voulons juste vous faire un peu mal ». De toute façon, nous sommes revenus au jeu d’antan et si vous interrogez un Polonais, un Hongrois ou un Roumain, ils évoluent dans un univers totalement différent de celui d’un Allemand qui est aussi différent de l’univers d’un Espagnol. Bref, il n’y a pas de points communs en Europe.

Mais si j’étais ukrainien, je ferais exactement ce qu’ils font : essayer de s’appuyer sur les Américains. Les États-Unis ont un intérêt fondamental ; ils contrôlent tous les océans du monde ; aucune autre puissance ne l’a jamais fait. Par conséquent, nous arrivons à envahir les peuples et ils ne peuvent pas nous envahir : ceci est une très bonne chose. Maintenir le contrôle de la mer et le contrôle de l’espace est la base de notre pouvoir. La meilleure façon de vaincre une flotte ennemie c’est de l’empêcher de se construire (2). La façon dont les Britanniques ont réussi à s’assurer qu’aucune puissance européenne ne pourrait construire une flotte a été de faire en sorte que les Européens s’entredéchirent.

La politique que je recommande est celle adoptée par Ronald Reagan envers l’Iran et l’Irak : il a financé les deux côtés pour qu’ils se battent entre eux afin de ne pas nous combattre. C’était cynique, et ce n’était certainement pas moral, mais ça a marché. Et c’est le point essentiel. Les États-Unis ne peuvent pas occuper l’Eurasie : dès le moment où les premières bottes touchent le sol, la différence démographique est telle que nous sommes totalement en infériorité numérique. Nous pouvons vaincre une armée, nous ne pouvons pas occuper l’Irak. L’idée que 130.000 hommes puissent occuper un pays de 25 millions… eh bien, le ratio policiers/civils à New York est supérieur à celui déployé en Irak. Donc nous n’avons pas la capacité d’aller partout mais nous avons la capacité de, premièrement, soutenir diverses puissances rivales afin qu’elles se concentrent sur elles-mêmes, en leur procurant le soutien politique, quelques soutiens économiques, un soutien militaire, des conseillers et, en dernière option, faire comme avec le Japon, je veux dire au Vietnam, en Irak et en Afghanistan, par des mesures de désorganisation. L’objectif des mesures de désorganisation n’est pas de vaincre l’ennemi mais de le déstabiliser.

C’est ce que nous avons fait dans chacune de ces guerres : en Afghanistan, par exemple, nous avons fait perdre son équilibre à Al Qaïda. Notre problème, car nous sommes jeunes et stupides, est que, après avoir déstabilisé l’ennemi, au lieu de nous dire « C’est bon, le travail est fait, rentrons chez nous », nous nous disons : « Ce fut si facile ! Pourquoi ne pas y construire une démocratie ?! » Et c’est à ce moment que la démence nous frappe. La solution est que les États-Unis ne peuvent pas constamment intervenir dans toute l’Eurasie. Ils doivent intervenir de manière sélective et très rarement ; cela doit être fait en dernier recours. L’intervention militaire ne peut pas être la première mesure à appliquer. Et en envoyant les troupes américaines, nous devons bien comprendre en quoi consiste notre tâche, nous limiter à elle et ne pas développer toutes sortes de fantasmes psychotiques. Donc j’espère que nous avons retenu la leçon cette fois : il faut du temps aux enfants pour apprendre les leçons.

Mais je pense que vous avez absolument raison : en tant qu’empire, nous ne pouvons pas nous comporter de la sorte. La Grande-Bretagne n’a pas occupé l’Inde ; elle monta différents États indiens les uns contre les autres, puis fournit quelques officiers britanniques à l’armée indienne. Les Romains n’avaient pas envoyé de grandes armées dans leurs territoires conquis : ils avaient placé des rois pro-romains et ces rois, comme par exemple Ponce Pilate, étaient responsables du maintien de la paix. Donc les empires qui contrôlent directement les territoires se soldent par un échec, comme c’était le cas avec l’empire nazi. Personne n’est suffisamment puissant pour le faire. Il faut davantage faire preuve d’intelligence.

Cependant notre problème n’est pas encore ça. Notre problème est en fait d’admettre que nous avons un empire. Donc nous n’avons pas encore atteint ce point car nous ne pensons pas que nous pouvons rentrer à la maison parce que le travail est bel et bien terminé. Donc nous ne sommes qu’au début du chemin [Nous ne sommes même pas prêts à lire le chapitre 3 du livre].

La question à l’ordre du jour pour les Russes est : vont-ils créer une zone-tampon qui serait au minimum une zone neutre, ou bien l’Occident s’introduira tellement loin en Ukraine… et s’installera à 100 km de Stalingrad et à 500 km de Moscou. Pour la Russie, le statut de l’Ukraine représente une menace pour sa survie, et les Russes ne peuvent pas laisser faire. Et la question pour les États-Unis, dans le cas où la Russie s’accroche à l’Ukraine, où cela s’arrêtera-t-il ? Ce n’est donc pas un hasard si le général Hodges, qui a été nommé pour porter le chapeau, parle du pré-positionnement des troupes en Roumanie, en Bulgarie, en Pologne et jusqu’à la Baltique – par ces actions les USA préparent le « intermarium » de la mer Noire à la Baltique dont rêvait Pilsudski. C’est la solution pour les États-Unis.

La question à laquelle nous n’avons pas de réponse est : Que va faire l’Allemagne ? La vraie inconnue dans l’équation européenne ce sont les Allemands. Pendant que les États-Unis mettent en place le cordon sanitaire entre l’Europe et la Russie, pas en Ukraine mais à l’ouest, et que les Russes essaient de trouver comment tirer parti des Ukrainiens, nous ignorons la position allemande. L’Allemagne est dans une situation très particulière : l’ancien chancelier Gerhard Schröder est membre du conseil d’administration de Gazprom et ils ont une relation très complexe avec les Russes. Les Allemands eux-mêmes ne savent pas quoi faire : ils doivent exporter, les Russes peuvent acheter ; d’autre part, s’ils perdent la zone de libre-échange, ils doivent construire quelque chose de différent. Pour les États-Unis, la peur primordiale est le capital russe, la technologie russe, je veux dire la technologie allemande et le capital allemand, avec les ressources naturelles russes et la main-d’œuvre russe, ce qui est la seule combinaison qui a fait très peur aux USA pendant des siècles [sic].

Alors, comment cela va-t-il se jouer ? Eh bien, les États-Unis ont déjà joué cartes sur table : c’est la ligne de la Baltique à la mer Noire [voir croquis de minute 10 :13 à 10 :27]. Quant aux Russes, leurs cartes ont toujours été sur table : ils doivent avoir au moins une Ukraine neutre, pas une Ukraine pro-occidentale. La Biélorussie est une autre question. Maintenant, celui qui peut me dire ce que les Allemands vont faire me dira ce que seront les vingt prochaines années de l’histoire. Mais, malheureusement, les Allemands n’ont pas pris leur décision. Et c’est toujours le problème récurrent de l’Allemagne, avec son économie très puissante, sa géopolitique très fragile, et qui ne sait jamais trop comment concilier les deux. Depuis 1871, la question de l’Europe a été la question allemande. Comme la question allemande ressurgit, c’est bien la question que nous devons régler, et nous ne savons pas comment l’aborder, nous ne savons pas ce qu’ils vont faire.

George Friedman
Source :
youtube.com
04/02/2015

Notes de la rédaction

  1. Voir aussi à propos de Stratfor :
    a) La vérité toute nue venue de Stratfor
    b) Stratfor prévoit la désintégration de l’UE et de la Russie d’ici 2025
  2. cf. l’affaire des « Mistral » destinés à la Russie.

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