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« Post-démocratie » de Colin Crouch

« Post-démocratie » de Colin Crouch

par | 2 juin 2013 | Médiathèque

« Post-démocratie » de Colin Crouch

On recommandera la lecture du livre de Colin Crouch, « Post-démocratie », paru aux éditions Diaphanes (2013). L’intérêt des analyses de C. Crouch, politologue et sociologue anglais, parues en 2005 dans leur édition originale provient en effet de ce qu’elles mettent en perspective le soubassement économique et sociologique de l’avènement de la post-démocratie occidentale. M.G.

La démocratie libérale, oxymore politique

L’auteur insiste notamment sur le fait que le concept de « démocratie libérale » aujourd’hui mis en avant constitue en réalité l’abandon progressif de la démocratie politique telle que nous comprenions ce concept jusque-là. D’une certaine façon, l’expression « démocratie libérale » est un oxymore, ou du moins relève-t-on une tension de plus en plus perceptible entre ces deux termes.

La démocratie politique reposait, selon C. Crouch, sur une égalité sociale relative, sur la citoyenneté active et sur l’existence d’un État régulateur des activités économiques. La post-démocratie découle de la promotion de principes inverses : la politique conçue comme devant rester de la compétence des élites, la participation des citoyens se limitant à l’exercice du droit de vote, la réduction du rôle de l’État comme régulateur économique, l’augmentation des inégalités économiques.

La citoyenneté passive

En post-démocratie la citoyenneté ne se définit plus comme participation à la direction de la vie de la cité (conception active de la citoyenneté) : elle se limite à l’énoncé de droits protégeant l’individu contre autrui et surtout contre l’État (conception passive de la citoyenneté).

C. Crouch analyse à ce stade l’argument souvent avancé par les partisans de la post-démocratie, selon lequel le développement des « réseaux », des associations ou des mouvements qui poursuivent des objectifs spécifiques  traduiraient la vigueur de la démocratie. Pour lui ces groupes témoignent effectivement d’une société libérale forte mais « qu’il ne faut pas confondre avec une démocratie forte ». En particulier parce que ces groupes ne disposent pas du même pouvoir d’influence que les lobbies qui agissent au nom des groupes d’intérêts économiques.

Le déséquilibre des pouvoir

Il s’agit d’un point crucial.

La citoyenneté passive conduit en effet à la fragmentation de la population. Alors qu’au contraire la mondialisation des groupes d’intérêts économiques et financiers contribue à « confisquer l’avantage politique à ceux qui cherchent à réduire les inégalités en matière de richesse et de pouvoir en l’attribuant à ceux qui veulent que ces inégalités reviennent à leur état antérieur sous l’ère pré-démocratique ».

Car ces groupes d’intérêts sont capables de brandir la menace, si l’État ne leur obéit pas, que leur secteur entrera en crise, avec toutes les conséquences sociales voire politiques que cela comportera. Et plus l’économie se mondialise et se libère des régulations nationales, plus cette menace devient sérieuse. Car « quelles que soient les aspirations susceptibles d’émerger au cours des processus démocratiques, une population qui a besoin d’emplois doit plier devant les exigences des entreprises mondialisées ».

En outre, la concentration de la richesse dans les mains de l’oligarchie financière lui donne des moyens d’action et d’influence sans commune mesure avec ceux dont peuvent disposer les « réseaux » de citoyens. En particulier grâce à la maîtrise des médias. La démocratie réduite au lobbying et à la défense de causes particulières limite en réalité l’influence des citoyens au profit des plus riches et des plus puissants.

L’émancipation des entreprises multinationales

À bien des égards ce qu’on appelle post-démocratie correspond à l’autonomisation croissante des milieux économiques et à la suppression progressive de toutes les contraintes pesant sur leur activité. « L’entreprise multinationale est l’institution clef du monde post-démocratique », écrit C. Crouch.

Il y a par conséquent une relation étroite entre l’idéologie de la mondialisation libérale et l’avènement de la post-démocratie et c’est le mérite de C. Crouch de le mettre en lumière.

La parabole démocratique

Son analyse développe également le thème de l’évolution parabolique de la démocratie : la succession de phases ascendantes et descendantes.

Pour C. Crouch la post-démocratie se situe dans la phase descendante de la parabole et correspond au retour à un état antérieur à celui que nous avons connu à compter de la fin du XIXe et durant tout le XXe siècle. D’une certaine façon la post-démocratie marque donc le retour à la pré-démocratie.

Car la société post-démocratique abandonne progressivement tout ce qui avait constitué les attributs de la démocratie occidentale au XXe siècle : elle se caractérise par un État protecteur et interventionniste de plus en plus résiduel, qui s’occupe avant tout des nécessiteux « plutôt que d’élargir la gamme des droits universels à tous les citoyens » et par un État réduit à son rôle juridique et répressif. Elle se caractérise aussi par des organisations collectives de plus en plus marginalisées, par une augmentation des inégalités sociales et par une classe politique plus à l’écoute des oligarchies que de la population notamment.

La post-démocratie masque donc « le retour des privilèges politiques des entreprises sous couvert de slogans en faveur des marchés et de la libre concurrence ». Un retour en force depuis la disparition de la menace communiste.

La démocratie fantôme

C. Crouch souligne également d’intéressantes similitudes entre l’évolution des grandes entreprises multinationales et la déconstruction des États à l’ère post-démocratique, similitudes qui résultent du fait que l’entreprise multinationale devient le paradigme de la société post-démocratique et que les États sont de plus en plus incités à se comporter comme des entreprises.

Les grandes entreprises deviennent « fantômes » car elles tendent à abandonner les activités productives pour se concentrer sur l’optimisation financière et le marketing, tout en changeant en permanence de forme et d’étendue. De même, les États essaient de se débarrasser progressivement de leurs responsabilités en matière de gestion des services publics : mais ils perdent alors les connaissances nécessaires à la compréhension de leur activité.

De fait « le gouvernement devient une institution idiote, dont chaque décision, mal informée, est anticipée et donc attendue par les acteurs de marché intelligents ». Cette situation résulte de l’orthodoxie économique contemporaine qui stipule qu’il vaut mieux que l’État ne s’occupe de rien sinon garantir la liberté des marchés. La tendance à la tarification progressive des services publics, assimilés à un produit comme un autre, aboutit à un résultat comparable : quand seuls les pauvres ont accès à un service public, sa qualité décline fatalement.

L’État sans autorité, la démocratie sans souveraineté

C. Crouch insiste aussi sur les effets systémiques de la mise en œuvre de la nouvelle gestion publique, sous l’influence de l’orthodoxie libérale.

Outre que l’État perd progressivement ses compétences, la nouvelle gestion publique conduit à rendre poreuse la frontière entre les affaires publiques et les affaires privées : cela provoque inévitablement des risques de détournement de la chose publique au profit d’intérêts privés et renforce en outre les capacités d’influence politique des grandes entreprises. En effet, une grande entreprise a plus intérêt à essayer d’étendre son influence politique que d’affronter le marché.

C. Crouch rejoint sur ce plan les analyses de Naomi Klein, pour qui la privatisation des services publics constituait un fructueux marché à conquérir, au même titre que celui des pays émergents.

Mais le citoyen ne profite guère de cette évolution : en particulier parce qu’il n’a plus en face de lui un État responsable des services publics, mais une multitude de prestataires et de sous-traitants sur lesquels il n’a aucune prise réelle puisque « ni le marché ni leurs droits démocratiques » ne le permettent.

L’État post-démocratique s’habitue enfin à renoncer à un aspect fondamental de son rôle : le fait même d’être une autorité. Évidemment pour le plus grand profit de ceux qui veulent l’exercer à sa place mais aux dépens des simples citoyens, qui perdent progressivement leur souveraineté.

Une conclusion ouverte

L’analyse de C. Crouch est dense mais riche de perspectives et on ne saurait la résumer en quelques mots : le mieux est, bien sûr, de le lire.

Sa conclusion ressortit à un optimisme nuancé : les tendances économiques qui poussent à la post-démocratie sont lourdes et difficiles à inverser.

Mais il ne faut pas renoncer à la politique pour autant, au contraire. La post-démocratie repose sur l’éclatement programmé des groupes, des classes sociales et des communautés. Il faut donc miser sur les identités de groupe et rester « attentifs aux potentialités des nouveaux réseaux sociaux qui, s’ils sont parfois difficiles à comprendre à leurs débuts, peuvent être le moteur de la future vitalité démocratique ».

C. Crouch n’invite donc pas à la résignation mais à la réflexion et à l’action.

 Michel Geoffroy
30/05/2013

Michel Geoffroy

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