Jérôme Sainte-Marie, diplômé de Sciences Po Paris et d’une licence d’histoire, Jérôme Sainte-Marie a travaillé au Service d’Information du Gouvernement et à l’institut Louis Harris. Il a ensuite dirigé ensuite BVA Opinion de 1998 à 2008 puis CSA Opinion de 2010 à 2013. Il a fondé en parallèle l’institut iSAMA en 2008.
Face à la crise politique et familiale que traverse le Front national, Jérôme Sainte-Marie s’interroge sur le devenir du parti d’extrême droite : comment réussir sa normalisation tout en conservant ses spécificités ?
« L’avenir du parti de Marine Le Pen se joue sur sa capacité à accroître son agilité stratégique sans détruire sa spécificité.. »
La crise que traverse le Front national a l’apparence de la rénovation, de l’aggiornamento, de ces phases de transition qui suscitent au premier abord une faveur générale mais s’achèvent parfois par la destruction du système que l’on s’était promis d’adapter aux temps nouveaux. De manière moins ambitieuse, et partant moins risquée, l’avenir du parti de Marine Le Pen se joue sur sa capacité à accroître son agilité stratégique sans détruire sa spécificité.
En termes de mutation ratée, la référence à l’extrême-droite est constituée par le Mouvement Social Italien, dont l’héritage mussolinien a été liquidé par Gianfranco Fini, et qui, après avoir changé jusqu’à son nom, se perdra dans une alliance gouvernementale avec Berlusconi.
Il est pourtant un autre exemple, beaucoup plus proche, celui du Parti communiste français. Ainsi, au cours des années 1970, il a mené un travail idéologique en profondeur, consistant à liquider un héritage léniniste qui, de fait, le plaçait en marge du système politique. Cette entreprise, achevée par Robert Hue sur un mode farce et sous les applaudissements des commentateurs médiatiques, a largement contribué à l’élimination presque complète d’un vote communiste qui concernait un Français sur cinq. Dès lors que toute spécificité idéologique était niée, et cela par ses propres dirigeants, le « parti de la classe ouvrière » devenant le « parti des gens », tout intérêt disparaissait pour ce vote. Le plus logique était de voter utile dès le premier tour, c’est à dire pour le Parti socialiste. Et le Parti communiste disparut pratiquement.
En quoi ces exemples historiques nous informent-ils sur les risques courus par le Front national ? Tout simplement par le caractère distinctif de l’expression électorale et de la participation militante. Pour ses électeurs, voter pour le Front national, c’est aujourd’hui se démarquer radicalement du reste de l’offre politique. La forme de dissidence pratiquée par Jean-Marie Le Pen a eu son utilité politique, mais toutes les études d’opinion montrent qu’elle est désormais massivement rejetée par les sympathisants frontistes. Ceux-ci ne souhaitent pas pour autant une mise en conformité avec les valeurs et les manières de l’UMP ou du Parti socialiste. Marine Le Pen profitait largement du partage des rôles avec son père, car ainsi elle pouvait manœuvrer sur des terres idéologiques nouvelles sans que soient rompus les liens avec le terreau d’extrême-droite. Désormais, il lui revient d’assumer l’ensemble de la doctrine frontiste.
C’est là que surgit la difficulté. Il existe en France une fraction irréductible de l’électorat qui exprime son attachement aux valeurs traditionnelles et s’accommode mal de la neutralité en matière de mœurs. La mobilisation autour de la Manif pour tous -le « mai 68 conservateur » décrit par Gaël Brustier- a renforcé la conscience qu’elle avait de son existence. Les tensions culturelles, qui ne se réduisent pas dans l’opinion à la question de l’islam, ne font que se renforcer, à mesure qu’implose le projet de transformation sociale portée par la gauche.
Le fatras idéologique qu’était le Front national de Jean-Marie Le Pen permettait paradoxalement d’attirer ces électeurs au moins épisodiquement. La convergence des électeurs de l’UMP et du FN sur l’immigration et l’islam, soulignée par un récent sondage Ifop publié par le Figaro Magazine, s’accompagnait, pour une partie moindre de chacune de ces deux ensembles, d’une vision commune de l’identité nationale. Cette dimension, qui ne se réduit pas à la préférence nationale défendue par Marine Le Pen en matière économique et sociale, risque de se trouver un peu orpheline avec la mise à l’écart de Jean-Marie Le Pen.
Dès lors, et une fois mentionnés les gains d’image immédiats que devrait réaliser Marine Le Pen avec sa démonstration d’autorité, et les perspectives élargies de prise de pouvoir que cela signifie, un risque important doit être signalé. Les élections départementales ont montré l’élargissement géographique du Front national, s’étendant notamment vers l’Ouest. De manière parallèle, il s’est développé dans des catégories plus âgées, plus marquées par le catholicisme, ce qui lui est d’autant plus précieux qu’il s’agit de personnes moins vulnérables à l’abstention. Cette progression est fragile, et elle ne se fait pas sur les dossiers économiques, mais malgré les positions du Front national à ce sujet. Elle exprime une inquiétude, voire une colère, dont ce parti composite apparaissait jusqu’à présent comme le moins mauvais vecteur, et qui se jouent avant tout sur le terrain culturel.
Un tour moderniste donné au discours du Front national serait certainement loué dans la sphère médiatique ; il serait pourtant préjudiciable à la fidélisation de ses gains récents tout autant qu’à la loyauté des soutiens les plus anciens. L’UMP ne paraît pas en position d’en profiter, n’exprimant pas de positions claires et constantes sur les enjeux culturels. Ceci ouvrirait donc un espace politique, à côté du Front national, centré sur les valeurs identitaires. L’agilité stratégique de Marine Le Pen n’en serait pas diminuée, et à condition de maintenir le caractère distinctif de son parti sur le thème central de la préférence nationale, qui offre quelques passerelles avec l’enjeu identitaire, elle pourrait y trouver son compte dans la perspective des seconds tours à venir.
Jérôme Sainte-Marie
Source : lefigaro.fr
13/05/2015